Conte de Noël, par Pascale Charlebois (tiré du site Ensemble, Presse coopérative et indépendante)
Pôle Nord — Dans la salle, pourtant remplie, un silence de mort s’installa. Seul un bourdonnement se fit entendre. On aurait dit qu’une mouche avait choisi ce moment inopportun pour survoler les têtes déconfites des lutins. Pourtant, nul observateur, même au regard perçant, n’aurait pu trouver cet insecte, car ce bruit provenait plutôt de quelques lutins qui, le visage enfoui au creux d’une épaule amie, déversaient des sanglots intarissables.
« Je sais bien, dit le Père Noël d’une voix étouffée par la tristesse, ce sont là de bien mauvaises nouvelles. J’aimerais me faire plus rassurant et vous dire que les médecins se trompent, que je guérirai bientôt… mais je n’y crois plus moi-même. »
« Allez, poursuivit la Mère Noël, enlassant son mari, le Père Noël doit éviter les émotions fortes. Il vaut mieux vous reposer maintenant, puisque nous aurons bien besoin de votre aide. Je vous demande d’être plus autonomes cette année dans la préparation des fêtes. Chacun devra donner le meilleur de soi-même et éviter de faire appel au Père Noël à la moindre occasion. Quant aux années suivantes, je… je… »
Elle s’arrêta brusquement, envahie elle aussi par les sanglots. « Nous veillerons à ce que quelqu’un prenne la relève de l’entreprise, continua le Père Noël. Je sais à quel point vous êtes attachés à moi, mes amis, mais je ne suis pas indispensable. Vous verrez, ma mort ne changera rien à la fête de Noël. » Ces mots continuèrent à résonner doucement alors que dans la salle, les lutins entamèrent lentement une symphonie de plaintes et de reniflements. Le couple Noël quitta tranquillement la salle et chacun regagna progressivement son lit avec tristesse et résignation.
Loin d’être rassurante, la situation pris rapidement une tangente inquiétante. Dès le lendemain, les grands médias internationaux sortaient leurs clairons pour annoncer la nouvelle : « La Noël menacée par la mort de son fondateur », « Faillite en vue pour le Pôle Nord », « La fin d’une époque et d’une tradition », et j’en passe… En l’espace d’une semaine, l’impact se fit sentir sur les marchés boursiers. Les actions de Coca-Cola chutèrent drastiquement, laissant les lutins et la famille Noël dans un ahurissement le plus total.
« Je reconnais mon erreur, mes amis, avoua le Père Noël devant l’assemblée des lutins de nouveau réunis. Il aurait fallu attendre de trouver un successeur fiable avant d’ébruiter la nouvelle. Maintenant, par ma faute, les actions ont perdu toute leur valeur et continueront à chuter. Tout est fichu. »
« Mais voyons, chef, prononça un lutin, d’une voix se voulant tout aussi rassurante qu’elle était nasillarde. Nous trouverons bien un acheteur avant que les actions ne valent plus rien. »
« Hélas, il y a bien des acheteurs, mais c’est justement ce qui m’inquiète… Les propositions que nous avons ne sont guère réjouissantes. Elles promettent bien de l’argent à ma famille, certes… Mais ce sont vos emplois, vos conditions de travail et même toute l’économie du Pôle Nord qui sont menacés. »
Des cris fusèrent de toute part : de petits cris étonnés, des cris d’horreur, de petites plaintes aiguës d’enfants atterrés, toutes sortes de cris poussés en alternance par des lutins au bord de la crise de nerfs. Le Père Noël entama une longue explication des offres qui lui avaient été faites et des exigences de chacun des acheteurs. En somme, plusieurs multinationales étaient grandement intéressées à prendre la relève. Toutefois, celles-ci exigeaient des changements préalables visant à rentabiliser l’entreprise.
Certaines imposaient une rationalisation des structures de production et favorisaient la suppression de plus de la moitié des postes de lutins, qui devait ensuite être compensée par un investissement majeur dans la machinerie. D’autres demandaient la relocalisation des usines dans des pays où la main d’oeuvre était bon marché… ce qui signifiait, bien sûr, des conditions de travail très inférieures et même, la possibilité d’employés plus… jeunes.
« Employer des enfants ?, crièrent plusieurs voix parmi l’assemblée. Pas question ! »
« Allons, calmez-vous, reprit le Père Noël. Vous savez bien que nous avons refusé ! Tout cela va à l’encontre de nos valeurs. Mais j’ai bien peur que cela signifie également que nous devrons fermer nos portes. Enfin, que vous devrez fermer les portes… après ma mort. »
À ces mots, le Père Noël quitta rapidement la salle, lui-même bouleversé par ce qu’il venait de dire. Pendant la demi-heure qui suivit, plus personne n’osa proférer un seul mot. Ce fut la demi-heure la plus longue de la vie des lutins. Dans leur tête, des souvenirs de cet emploi idyllique revenaient à leur esprit, ajoutant à leur peine un brin de nostalgie. Au bout de cet interminable moment, une petit lutin à lunettes qui n’avait cessé de se ronger les ongles, poussa un cri de joie qui fit sursauter tout le monde : « J’ai trouvé ! »
Le lendemain matin, quand le Père Noël se leva, il trouva tous les lutins entassés les uns sur les autres dans sa salle à manger. Avant même qu’il n’ait eu le temps de leur poser des questions, le petit lutin à lunettes s’avança : « Père Noël, dit-il sur un ton solennel, nous sommes venus vous dire que nous allons nous-mêmes acheter les actions de la compagnie et prendre la relève. Nous formerons désormais une coopérative de travailleurs actionnaires et ainsi, nous sauverons Noël et conserverons nos emplois et nos conditions de travail. »
Et c’est ainsi qu’un petit lutin, inspiré par les valeurs de solidarité que le Père Noël lui-même avait transmis, sauva la fête de Noël et lui permit de perdurer après la mort de son fondateur.
Mais qui fait la distribution des cadeaux, alors ? Ça, c’est un secret de lutins…
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