Dans les billets précédents on a pu constater que la fraude à grande échelle de la finance n’est pas un dérapage mais dans la nature de la financiarisation de l’économie, d’une finance dominante mondialisée qui s’est graduellement autonomisée de la société. Dans ce dernier billet de la série je vais tenter de répondre à la question : la finance peut-elle être responsable ? Bien sûr qu’elle le peut. Mais pour y arriver, nous devons passer par une reconfiguration en profondeur de son statut, de sa gouvernance, de son pouvoir et de sa propriété. Nous devons passer à un changement d’échelle de la finance solidaire et responsable véritablement contrôlée par les mouvements sociaux et les citoyens.
Non seulement faut-il s’attaquer aux ‘Banksters’ ; il faut aussi véritablement réformer l’industrie de la finance qui déstabilise les bases de la vie économique, et par le fait même celle de la vie démocratique. Un éditorial du journal britannique The Guardian, paru dans la foulée des scandales que nous avons trop brièvement abordé dans le premier billet, se termine sur ces mots : « …but much more importantly, the values, culture and practices of finance, as they have developed since the « Big Bang » reforms of 1986, must be torn down, and a smaller, humbler, simpler world of banking built in their place. » Ce devrait être le but ultime d’une telle réforme. Mais allons-y un peu plus schématiquement.
Un contexte de crise financière qui exige une autre ‘grande transformation’
La financiarisation de l’économie, c’est-à-dire la malversation de l’économie réelle par les principes de l’économie financière spéculative, avec tous ses effets pervers, nous a conduit à une crise financière systémique qui ‘vampirise’ la création de richesse. Cette dynamique insoutenable d’une finance prédatrice contamine les institutions financières qui, en principe, devraient échapper à la folie du court terme. Aujourd’hui, la Banque du Canada s’inquiète des effets pervers de cette longue période de faibles taux d’intérêt sur la stabilité du système financier. Persister à maintenir des taux quasi-nul « incite à une prise de risque indue, provoque un gonflement artificiel des éléments d’actif financier et engendre des pressions sur les engagements à long terme des assureurs et des régimes de pension. » Les effets s’additionnent dans le cas d’institutions qui se mettent à rechercher un rendement accru afin d’alléger les tensions sur leur bilan. Par exemple, les régimes de pension à prestations déterminées, qui doivent conjuguer avec des problèmes de solvabilité persistants, ont recours à des programmes de couverture ou à des stratégies de placement avec levier, bridant ainsi une rentabilité à moyen terme pour répondre à des contraintes de court terme
Mais un problème se pose : leur pouvoir de nuisance est tellement élevé, que le lobby des banques réussi à faire échouer les volontés de réforme des États. Rien que pour les États-Unis, le lobby financier est le secteur économique le mieux représenté avec… 4,4 milliards $ dépensés entre 1998 et 2010 (source : ONG Open secrets). Le lobby bancaire finance largement les campagnes des deux grands partis, dont celle de Barack Obama en 2008. Enfin, il y a eu un travail de communication auprès du grand public, pour faire pression sur les élus et susciter des mouvements d’opposition sur toutes les questions liées à la réforme des marchés financiers. Résultat : les réformes restent encore à faire. Pour changer la nature de la situation, plusieurs axes d’intervention doivent être visés : d’une part, il faut changer les pratiques (cesser les subventions et taxer l’activité financière de manière à changer les manières de faire); d’autre part, il faut soutenir les institutions financières collectives de manière à changer les manières d’agir face à l’argent.
Le même phénomène semble se produire en Europe. Comme le signale le journaliste Gérard Horny, les relations des États avec les banques ne sont pas simples, mais le résultat des réformes européennes fait réfléchir au fait de qui a le plus de pouvoir pour gouverner aujourd’hui. De véritables réformes peuvent être faites, mais les gouvernements n’ont pas le courage d’agir.
Cesser de subventionner les banques
On l’a vu dans le billet de la semaine dernière, les banques canadiennes non seulement profitent d’une rente de ‘monopole’ mais en plus elles sont subventionnés par l’État fédéral. Le système canadien n’est pas unique dans son genre : le secteur qui bénéficie de la plus grande subvention publique cachée de l’Union européenne est le secteur financier. Les banques bénéficient d’une subvention implicite de plusieurs dizaines de milliards d’euros chaque année, simplement parce que le marché anticipe que les gouvernements ne les laisseront jamais faire faillite et leur offre donc des financements bon marché. Une banque qui bénéficie du soutien implicite de l’État peut du même coup prendre des risques beaucoup plus élevés en sachant que les contribuables paieront les pots cassés si nécessaire. La New Economics Foundation a publié des chiffres actualisés pour quantifier la subvention publique dont bénéficient les quatre plus grandes banques anglaises : Barclays, RBS, HSBC et Lloyds ont bénéficié d’une subvention totale de £ 34,4 milliards en 2011. Une ONG néerlandaise a mené une étude similaire sur les quatre plus grandes banques néerlandaises : ABN Amro, ING Group, Rabobank, SNS Reaal Groep bénéficient chaque année de subventions cachées de 4,1 à 12,3 milliards d’euros.
Donc, rien d’étonnant à ce que les banques mettent tous les moyens en œuvre pour éviter une réforme structurelle.
Taxer la finance
Les projets de réforme de la finance, qui sont apparus dans la foulée de la crise de 2007-2008, sont assez bien connus. Il s’agissait de revenir sur la dynamique de dérégulation du secteur des trente dernières années, dont l’action de séparer les fonctions de banque de détail et de banque d’affaires pour empêcher les grandes institutions financières de spéculer en utilisant leur passif (l’argent déposé par les épargnants). Mais ces réformes ont fait, en partie, long feu. La fameuse ‘règle Volcker’ aux États-Unis a été sérieusement édulcoré par le lobby financier. Avec le retour d’Obama pour un 2e mandat, sans le soutien des banques, on peut espérer des avancés dans ce domaine. Mais il faut aller au-delà de cette réglementation.
En fait, il faudrait plutôt considérer que les prix financiers ne fournissent pas de bons signaux aux acteurs économiques et que les autorités publiques de surveillance des marchés financiers ont en ce sens un rôle économique important pour modifier ces signaux en taxant les institutions financières en fonction du rôle économique des divers types de transactions. Même des économistes du FMI seraient d’accord avec une telle approche. Trois économistes du Département Europe du FMI (Geoff Gottlieb est économiste, Gregorio Impavido et Anna Ivanova) ont signé le document Taxer la finance ?, dans lequel ils soulignent que l’imposition peut apporter aux États les ressources voulues pour intervenir à l’échelle du système. Par ailleurs, l’imposition du secteur financier permettrait une répartition plus efficiente des pertes.
« On peut appréhender l’imposition du secteur financier sous deux angles différents. Premièrement, lorsqu’elle vise un comportement risqué, la taxe peut s’apparenter à un mécanisme de correction qui réduit la probabilité de crises futures. Deuxièmement, l’imposition du secteur financier peut aussi constituer un moyen pour l’État de collecter les ressources dont il a besoin pour couvrir le coût des crises passées et à venir. »
Les économistes du FMI identifient plusieurs types de taxation : une contribution spéciale pour la stabilité financière, simple prélèvement sur le bilan (ou les éléments hors-bilan) des établissements financiers selon leur taille; une taxe sur l’activité financière, prélevée sur la somme des bénéfices et des rémunérations d’un établissement financier pour ajuster le traitement fiscal entre le secteur financier et les autres secteurs; une réforme de l’impôt sur les bénéfices des sociétés financières pour réduire le recours excessif au levier dans le secteur financier; enfin, une taxe sur les transactions financières (TTF), prélevée sur la valeur de certaines transactions, permettant à la fois de percevoir des recettes et de réduire simultanément le volume des transactions financières jugées socialement indésirables.
Renforcer les institutions collectives de la FSR
Sur un autre axe d’intervention, comme je le signalais dans un billet sur le « pouvoir de notre épargne », la réforme doit viser, avec une vigueur renouvelée, à faciliter une reprise du contrôle collectif de nos épargnes. Là-dessus, les acteurs de la finance solidaire et du capital de développement sont en avance, des institutions sont en place dans tous les pays développés et elles-mêmes ont développé des relations partenariales avec les acteurs des pays émergents pour créer des dynamiques semblables chez-eux (voir par exemple l’initiative de la Caisse d’économie solidaire au Brésil). Mais il reste néanmoins à construire de nouveaux compromis avec les investisseurs institutionnels pour alimenter ces institutions d’un flux de capitaux adéquat. C’est là-dessus qu’il est prioritaire de travailler puisqu’une part très importante de ces investisseurs institutionnels sont des acteurs collectifs (caisse de retraite publique) ou leurs actifs appartiennent à des collectifs (caisse de retraite privée) mais leur contrôle est privé.
Avec la montée des pays émergents comme la Chine, l’Inde et le Brésil, nous entrons dans une dynamique nouvelle. Le modèle de l’entreprise privée privilégié par le monde dominant anglo-saxon va de plus en plus être confronté par le modèle de la société d’État des pays émergents. Il ne faut pas manquer cette occasion de renouveler nos modèles de manière à favoriser une économie plurielle où les entreprises des sphères publique et de l’économie sociale pourront s’épanouir et prendre une place beaucoup plus importante. Par cette action, l’objectif est de redonner au politique (aux pouvoirs constitués et aux acteurs collectifs) les moyens d’affirmer l’intérêt général sur les intérêts privés, les biens et les services publics sur les biens privés. D’une part, nous devons privilégier le développement de grandes institutions financières publiques, telle que la Caisse de dépôt et de placement, en choisissant un système de retraite plus solidement appuyé sur un régime public. D’autre part, ces institutions publiques doivent être juridiquement incitées à travailler en partenariat avec la finance solidaire et responsable, de manière à leur donner les moyens financiers pour jouer un plus grand rôle dans la vie économique actuelle.
Pour conclure, les mouvements sociaux québécois devraient s’inspirer des campagnes qui ont lieu en Europe et aux États-Unis visant à transférer les épargnes dans les institutions de la finance responsable contrôlées par la communauté. Aux États-Unis le mouvement ‘Move your Money’, appuyé par les activistes d’Occupy Wall Street et certaines communautés religieuses, a initié une dynamique de transfert d’actifs des grandes banques irresponsables vers les credit unions. En Europe, la campagne ‘Je change de banque’, celle de l’ex-joueur de foot Cantona ont aussi fait tache d’huile, sans néanmoins remettre en question la domination des banques. Ces campagnes ont même inspiré des activistes d’Occupons Montréal qui ont lancé au Québec la journée (du 5 mai) Je change de banque !
Ces actions sont très limitées, mais elles permettent au moins de renforcer les institutions de la finance solidaire et responsable sans attendre le grand soir du changement !
Cher Gilles,
ce serait intéressant que tu te penches aussi sur les régimes de retraite par répartition ou les modèles hybrides ou autres solutions. Comme tu sais, les rentes par capitalisation, au profit des travailleurs et non des grands financiers, pèsent néanmoins lourdement dans la financiarisation de l’économie. Nos caisses de retraite et fonds de placement compte pour un pourcentage très élevé de actifs en bourse. Dilemme éthique !
Lise, je travaille présentement avec Pierre-Guy Sylvestre, économiste au SCFP, sur la production d’une note d’intervention de l’IREC sur ces thèmes. Elle va être publiée en avril.