L’auteur invité est Pranab Bardhan, Professeur d’Economie, à la University of California, Berkeley. Il est l’auteur de Awakening Giants, Feet of Clay: Assessing the Rise of China and India (« Les Nouveaux Géants aux Pieds d’Argile : Evaluer l’ascension de l’Inde et de la Chine »).
Aujourd’hui, presque tout le monde se préoccupe de l’inégalité. En effet, dans les deux plus grandes démocraties du monde, l’Inde et les États-Unis, de larges mouvements populaires contre l’inégalité en augmentation et la cupidité des élites sont en train de devenir des éléments déterminants des élections nationales imminentes.
Ceci dit, dans les deux pays, certaines inégalités sociales sont en diminution depuis plusieurs décennies. En Inde, certains groupes historiquement désavantagés (en particulier parmi les castes les plus basses) sont maintenant devenus demandeurs politiquement. Les vestiges les plus importants de discrimination basée sur les castes disparaissent graduellement. De même, aux États-Unis, la discrimination contre les femmes, les Afro-Américains, les Latinos et les homosexuels est en train de diminuer.
Ces développements reflètent une avancée démocratique pour les deux pays. Pourtant, au même moment, le tissu démocratique est en passe de se déchirer à cause d’une augmentation ahurissante des inégalités économiques.
En général, les inégalités économiques sont plus faciles à justifier que le racisme ou d’autres formes de discrimination arbitraire. A la base de la société américaine est la conception que tout le monde dispose de la même chance – une croyance qui apparaît davantage plausible lorsque le biais social diminue. En Inde, ce mythe est moins puissant, mais il existe néanmoins un sentiment généralisé, partagé même par certains pauvres, selon lequel les riches méritent leur richesse de par leurs mérites, éducation et compétences.
Cet argument comporte deux failles. Premièrement, l’éducation et les compétences ne sont pas des talents innés. Les riches ont accès à de meilleurs écoles, centres de santé, nutrition et réseaux sociaux que les pauvres, ce qui joue un rôle déterminant dans leurs succès académique et social ultérieurs. Avant d’avoir l’âge d’entrer à l’école, les enfants des familles riches reçoivent une meilleure nutrition, de meilleurs soins de santé et de meilleurs conseils ; il est prouvé que la plupart des dégâts cérébraux causés par la malnutrition des enfants pauvres peuvent être irréversibles dès l’âge de trois ans.
Lorsque les étudiants de familles pauvres commencent à rater à l’école, ils ont peu ou pas d’accès à des classes de rattrapage, alors que les riches bénéficient d’un coaching coûteux de professeurs privés tout au long de leur scolarité. En conséquence, l’Inde enregistre le taux de décrochage scolaire le plus élevé au monde.
Des sociologues aux États-Unis ont également mis en évidence l’existence d’effets « de quartier » néfastes pour les enfants pauvres au sein des villes. Dans les villages indiens, dans lesquels les modèles résidentiels sont souvent encore plus segmentés, de tels effets sont véritablement problématiques.
Le deuxième problème est lié à l’importance croissante des ‘revenus non gagnés’. En Inde, comme dans d’autres économies à forte croissance, les ressources publiques rares, comme la terre, les minéraux, le pétrole, le gaz et les télécommunications, ont récemment vu leur valeur de marché exploser, générant des revenus non gagnés extrêmement importants pour les personnes bien connectées politiquement.
Aux USA, la dérégulation du secteur financier au cours des dernières décennies, et l’apparition concomitante d’instruments financiers douteux, ont déstabilisé l’économie réelle et fait très peu pour améliorer la productivité. Le résultat, comme chacun sait, a été des gains financiers exorbitants pour quelques-uns, suivis par d’énormes pertes payées par la plupart.
Les exemples américain et indien suggèrent que, dans des sociétés démocratiques, les groupes qui promeuvent la discrimination sociale perdent leur soutien politique avec le temps. Les inégalités économiques, par contre, sont perpétuées par les puissants groupes politiques et les lobbies financés par les riches. La tendance est renforcée par le fait que les élections deviennent de plus en plus coûteuses dans les deux pays, rendant les politiciens de plus en plus dépendants des contributions de riches donateurs qui exigent des politiques favorables à leurs intérêts.
Par conséquent, les mouvements anti-discrimination et égalitaires doivent élargir leurs objectifs ; ils devraient exiger des réformes électorales, de meilleures régulations financières, la transparence des privatisations et, surtout, une réforme des systèmes éducatifs visant à assurer l’accès des personnes pauvres à des écoles performantes, ainsi qu’à une nutrition et des soins de santé préscolaires de haute qualité. De plus, des investissements massifs dans l’infrastructure physique vieillissante des deux pays permettraient la création d’emploi pour certains travailleurs et l’augmentation de la productivité d’autres.
Les avantages liés à l’amélioration de l’éducation, la création d’emploi et l’augmentation de la productivité sont évidents. La question qui demeure dès lors est la suivante : pourquoi l’Inde et les Etats-Unis négligent-ils à la fois l’éducation des pauvres et l’infrastructure ? La réponse est en partie à trouver dans le fait que les personnes riches des deux pays cessent d’utiliser de nombreux services publics. Elles envoient leurs enfants dans des écoles privées élitistes, sont traitées dans des hôpitaux privés couteux, et vivent dans communautés fermées où la sécurité et d’autres services sont assurés de manière privée.
De plus, les grandes compagnies disposent désormais de leurs propres centrales énergétiques, routes privées et beaucoup de services internes également. Dès lors que les riches se coupent de l’infrastructure publique de laquelle dépend le reste de la société, il est devenu de plus en plus difficile de les taxer pour payer des services qu’ils ne veulent pas ou dont ils n’ont pas besoin. Entretemps, les institutions compensatoires traditionnelles pour les travailleurs (comme les syndicats) s’érodent de plus en plus face aux nouvelles technologies et la globalisation.
En Inde, davantage d’égalité sociale a permis à certaines personnes appartenant à des groupes sociaux jusqu’ici subordonnés de devenir des élites politiques et économiques. Cependant, au lieu de chercher à changer la condition des plus pauvres, ils adoptent alors les valeurs de l’élite tout en manipulant les symboles de politique identitaire – une tactique qui attire encore des voix. (L’Afrique du Sud démocratique démontre la difficulté à mettre fin à l’apartheid économique).
Aussi bien l’Inde que les USA ont répondu aux agitations contre les inégalités économiques croissantes par une sorte de populisme réactionnel. En Inde, il a pris la forme d’annulations de prêts pour les agriculteurs en difficulté (qui affaiblissent les banques) ; de contrôles des prix de l’eau, de l’électricité et des transports publics (qui ruinent le budget de l’État et affaiblissent les perspectives d’investissements de long terme dans le secteur) ; et encore plus de subsides alimentaires dans le système de distribution public inefficace et corrompu. Au même moment, aux USA, les mouvements populistes de droite préfèrent des diminutions de taxes par rapport à des investissements de long terme dans l’infrastructure. A l’autre extrémité du spectre politique, les anarchistes antiétatiques ne peuvent aider à construire les institutions capables de promouvoir des investissements en faveur des plus pauvres.
Les deux plus grandes démocraties du monde font face à un sérieux défi économique. Ils doivent trouver une façon de canaliser la fureur qui monte à cause des inégalités économiques vers des investissements productifs qui rendent les riches conscients du fait qu’ils ont intérêt à améliorer les conditions des plus pauvres. Si l’Inde et les États-Unis prennent des décisions tendant à solutionner les inégalités persistantes de leur société, ils rendront vigueur à leur démocratie – et à leur économie.
Copyright: Project Syndicate, 2011.
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Traduit de l’anglais par Timothée Demont
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