L’auteur invité est Tony Judt, décédé en août 2010. Il était historien, auteur de ‘Ill Fares The Land’, Penguin Books, 2010, récemment traduit en français par Pierre-Emmanuel Dauzat et publié sous le titre ‘Contre le vide moral – Restaurons la social-démocratie’, éditions Héloïse d’Ormesson, 2011. En voici des extraits :
(…) Que faut-il faire alors ? Il faut commencer par l’État : en tant qu’incarnation d’intérêts collectifs, d’objectifs collectifs et de biens collectifs. Si nous ne parvenons pas à apprendre de nouveau à « penser l’État », nous n’irons pas très loin. Mais que devrait faire l’État précisément ? A tout le moins qu’il ne fasse pas double emploi sans nécessité. Comme l’écrivait Keynes : « Ce qui est important pour le gouvernement n’est pas de faire des choses que les individus font déjà et de les faire un peu mieux ou un peu moins bien ; mais de faire les choses qui, pour l’instant, ne sont pas faites du tout. » Or, pour en avoir fait l’amère expérience au siècle dernier, nous savons qu’il y a des choses que les États ne devraient très certainement pas faire.
Le récit que présentait le XXème siècle de l’évolution de l’État progressiste reposait en équilibre précaire sur notre prétention à « nous » – réformateurs, socialistes, radicaux – d’avoir l’Histoire de notre côté : nos projets, selon les termes du défunt Bernard Williams, avaient « été acclamés par l’univers ». Nous n’avons pas aujourd’hui d’histoire aussi rassurante à raconter. Nous venons de survivre à un siècle de doctrines prétendant dire avec une inquiétante assurance ce que l’État devait faire et rappeler aux individus – si nécessaire par la force –, que l’État savait ce qui était bon pour eux. Nous ne pouvons pas revenir à tout cela. Donc, si nous devons « penser l’État » une fois de plus, mieux vaut commencer par en saisir les limites.
Pour des raisons identiques, il serait vain de ressusciter la rhétorique de la social-démocratie du début du XXème siècle. Au cours de ces années-là, la gauche démocratique émergea comme alternative aux différentes sortes de socialisme révolutionnaire marxiste bien moins portées sur le compromis et – dans les dernières années – à leur successeur communiste. Il y avait donc par nature dans la social-démocratie une étrange schizophrénie. Tout en marchant avec confiance au-devant d’un avenir meilleur, elle ne cessait de jeter des regards nerveux par-dessus son épaule gauche. Nous, semblait-elle dire, ne sommes pas autoritaristes. Nous sommes pour la liberté, pas pour la répression. Nous sommes des démocrates qui croyons aussi à la justice sociale, à la régulation des marchés, et ainsi de suite.
Tant que le premier objectif des sociaux-démocrates fut de convaincre les électeurs qu’ils étaient un choix radical respectable au sein du système libéral, cette position défensive avait du sens. Mais, aujourd’hui, ce genre de rhétorique est incohérent. Ce n’est pas par hasard qu’une chrétienne-démocrate comme Angela Merkel peut gagner une élection en Allemagne contre ses adversaires sociaux-démocrates – même au plus fort d’une crise financière – avec un ensemble de politiques qui sur tous ses points essentiels ressemble à leur propre programme.
Sous une forme ou une autre, la social-démocratie est le langage de la politique européenne contemporaine. Il y a très peu d’hommes politiques européens, et certainement moins encore à des postes d’influence, qui se dissocieraient des hypothèses sociales-démocrates fondamentales sur les obligations de l’État, même s’ils peuvent différer sur leur portée. En conséquence, dans l’Europe d’aujourd’hui, les sociaux-démocrates n’ont rien de distinct à proposer : en France, par exemple, même leur tendance impulsive à encourager la propriété étatique les distingue à peine des instincts colbertistes de la droite gaulliste. La social-démocratie a besoin de repenser ses objectifs.
Le problème ne réside pas dans les politiques social-démocrates, mais dans le langage dans lequel elles sont formulées. Puisque le défi autoritariste de la gauche a disparu, l’insistance mise sur la « démocratie » est largement redondante. Nous sommes tous démocrates aujourd’hui. Mais « social » signifie encore quelque chose – sans doute plus à présent qu’il y a quelques décennies, lorsque de tous côtés on admettait sans conteste que le secteur public avait un rôle à jouer. Qu’y-a-t-il alors de distinct dans le « social » de l’approche social-démocrate de la politique ? […]
Mais les trains ne peuvent pas être gérés de manière concurrentielle. Les chemins de fer – comme l’agriculture ou le courrier – sont tout à la fois une activité économique et un bien public fondamental. De plus, vous ne pouvez pas rendre un système de chemins de fer plus efficace en mettant deux trains sur les rails pour voir lequel réalise les meilleures performances : les chemins de fer sont un monopole par nature. De manière invraisemblable, les Anglais ont en fait instauré une concurrence de ce genre entre les services de cars. Mais le paradoxe du transport public est bien sûr que mieux il fait son travail, moins il a de chances d’être « efficace ».
Un car qui assure un service express pour ceux qui peuvent se l’offrir et évite les villages éloignés, où ne monterait de temps à autre qu’un retraité, rapportera plus d’argent à son propriétaire. Mais quelqu’un – l’État ou la municipalité locale – doit continuer à assurer le service local non rentable et inefficace. Sinon, les bénéfices économiques à court terme résultant de la suppression de cette prestation seront compensés par des dommages à long terme causés à la communauté dans son ensemble. Comme on pouvait s’y attendre, sauf à Londres où il y a assez de demande pour que ce système fonctionne, les cars « concurrentiels » ont donc eu pour conséquence une augmentation des coûts à la charge du secteur public ; un accroissement des tarifs aussi élevé que le marché pouvait le supporter ; et des profits attractifs pour les compagnies de car express.
Les trains, comme les cars, sont avant tout un service social. N’importe qui pourrait gérer une ligne de chemin de fer rentable si tout ce qu’il y avait à faire était d’organiser la navette des express de Londres à Edimbourg, de Paris à Marseille, de Boston à Washington. Mais quelle sorte de chemin de fer relie dans les deux sens des localités où les gens ne prennent le train que de temps à autre ? Personne ne mettra de côté les fonds suffisants pour faire face au coût économique que constitue le maintien d’un tel service pour les rares occasions où il l’utilise. Seule la collectivité – l’Etat, le gouvernement, les autorités locales – peut le faire. Les subventions nécessaires sembleront toujours inefficaces aux yeux d’une certaine sorte d’économistes : il reviendrait sûrement moins cher d’enlever les rails et que tout le monde utilise sa voiture.
En 1996, la dernière année avant la privatisation des chemins de fer britanniques, British Railway se vanta d’avoir les subventions publiques les plus basses de tous les chemins de fer européens. Cette année-là, les Français prévoyaient un taux d’investissement pour leurs chemins de fer de 21 livres par habitant ; les Italiens de 33 livres ; les Britanniques de 9 livres seulement. Ces différences se répercutaient exactement dans la qualité du service fourni par les systèmes nationaux respectifs. Elles expliquent aussi pourquoi le réseau ferroviaire britannique ne put être privatisé que moyennant une forte perte : son infrastructure était totalement inadaptée.
Mais la différence d’investissement illustre mon raisonnement. Les Français et les Italiens ont longtemps traité leurs chemins de fer comme une prestation publique. Faire fonctionner un train dans une région isolée, même non rentable, maintient des communautés locales. Cela réduit les dommages causés à l’environnement en assurant une alternative au transport routier. La gare de chemin de fer et le service qu’elle assure sont donc un symptôme et un symbole de la société en tant qu’aspiration commune.
J’ai laissé entendre plus haut qu’assurer un service ferroviaire aux régions isolées a un intérêt social même s’il est économiquement « inefficace ». Ce qui, cependant, pose une question importante. Les sociaux-démocrates n’iront pas très loin en proposant des objectifs sociaux louables, dont ils reconnaissent eux-mêmes qu’ils coûtent plus cher que les solutions alternatives. Nous finirions par reconnaître les vertus des services sociaux, par en dénoncer le coût … et par ne rien faire. Il nous faut repenser les méthodes que nous utilisons pour évaluer tous les coûts : sociaux comme économiques.
Permettez-moi de donner un exemple. Il revient moins cher d’assurer aux pauvres un secours relevant de la bienveillance que de leur garantir le droit à tout un ensemble de services sociaux. Par « bienveillance », j’entends la charité reposant sur la foi, l’initiative privée ou indépendante, l’aide en fonction du revenu sous forme de bons de nourriture, d’octroi d’un logement, de fourniture de vêtements, etc. Mais il est notoirement humiliant d’être le destinataire de ce genre d’aide. La génération la plus âgée se rappelle encore avec dégoût, voire avec colère, « l’enquête sur les ressources » pratiquée par les autorités britanniques sur les victimes de la dépression des années 1930.
Il n’est pas humiliant en revanche d’être le bénéficiaire d’un droit. Si vous avez juridiquement droit à des allocations chômage, à une retraite, à une allocation d’invalidité, à un logement municipal ou à tout autre aide fournie par l’autorité publique – sans que personne n’enquête pour déterminer si vous avez plongé suffisamment bas pour « mériter » de l’aide -, vous n’éprouverez pas de gêne à l’accepter. Cependant, ce genre de droits juridiques ouverts à tous est coûteux.
Mais que se passerait-il si nous traitions l’humiliation elle-même comme un coût, une charge pour la société ? Si nous décidions de « quantifier » le mal fait lorsque des gens sont stigmatisés par leurs concitoyens avant de recevoir simplement les premières nécessités de l’existence ? En d’autres termes, que se passerait-il si nous prenions en compte dans nos estimations de productivité, d’efficacité ou de bien-être la différence entre une aide humiliante et un bienfait résultant d’un droit ? Nous conclurions peut-être que la prestation de services sociaux ouverts à tous, d’assurance santé publique ou de transports publics subventionnés était en fait une façon rentable de parvenir à nos objectifs communs. Un tel exercice prête par nature à controverse : comment quantifier « l’humiliation » ? Quel est le coût mesurable de la privation de l’accès aux ressources des métropoles pour des citoyens isolés ? Combien sommes-nous prêts à payer pour une bonne société ? Ce n’est pas clair. Mais ce n’est qu’en posant ce genre de questions qu’on peut espérer apporter des réponses. […]
On peut lire le texte complet, avec introduction et notes, sur le site de la Revue socialiste.
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