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Le samedi 23 avril 2022

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La solution des 70%

L’auteur invité est J. Bradford DeLong, ancien secrétaire adjoint du Trésor américain, est professeur d’économie à l’Université de Californie de Berkeley, et chercheur associé auprès du National Bureau for Economic Research.

À la suite d’un certain nombre d’enchaînements successifs sur le net – Paul Krugman de l’université de Princeton citant Mark Thoma de l’université d’Oregon dans sa lecture du Journal of Economic Perspectives – j’ai reçu la copie d’un article co-écrit par Emmanuel Saez, dont le bureau se situe à quelques dizaines de mètres du mien, dans le même couloir, et par Peter Diamond, économiste et lauréat du prix Nobel. Saez et Diamond y affirment que le taux d’imposition marginal imposé par les sociétés occidentales à leurs citoyens les plus riches devrait être fixé à 70%.

Il s’agit là d’une affirmation bien arrêtée, étant donné la frénésie de baisse des impôts ayant prévalu dans ces sociétés au cours des 30 dernières années, mais la logique de Saez est pour autant tout à fait claire. Les ultra-riches commandent et contrôlent assez de ressources pour être effectivement rassasiés : accroître ou réduire l’ampleur des richesses en leur possession n’a aucun effet sur leur bonheur. Ainsi, peu importe la lourdeur du poids que nous faisons porter sur leur bonheur par rapport au bonheur des autres – et que nous les considérions comme de nobles capitaines de l’industrie méritant leur postes haut placés, ou comme de vulgaires escrocs – nous ne l’affectons tout simplement en rien si nous augmentons ou abaissons leur taux d’imposition.

Implication inévitable de cette argumentation, lorsque nous calculons ce que doit être le taux d’imposition des ultra-riches, nous ne devons pas prendre en compte l’effet d’un changement de leur taux d’imposition sur leur bonheur, dans la mesure où cet effet est nul. La question clé devrait plutôt être celle de l’effet d’un changement de leur taux d’imposition sur le bien-être du reste d’entre nous.

Cette chaîne logique simple aboutit à la conclusion que nous avons une obligation morale de taxer nos ultra-riches au sommet de la courbe de Laffer : à savoir les taxer aussi lourdement que possible pour soulever un maximum d’argent à leur endroit – jusqu’à un point au-delà duquel le détournement de leur énergie et de leur nature entrepreneuse à l’égard de l’évasion et des abris fiscaux signifierait que tout impôt supplémentaire n’accroîtrait pas mais réduirait le revenu.

La logique économique utilitariste est tout à fait claire. Pourtant, il est probable que plus de la moitié d’entre rejettent la conclusion à laquelle aboutissent Diamond et Saez. Nous considérons qu’il y a quelque chose de mal à taxer nos ultra-riches jusqu’à presser le citron si fort que davantage d’imposition réduirait le nombre de citrons. Et nous considérons cela pour deux raisons, toutes deux établies par Adam Smith il y a plus de deux siècles – non pas dans son ouvre la plus célèbre, La richesse des nations, mais dans son ouvrage bien moins commenté, intitulé La théorie des sentiments moraux.

La première raison a trait au riche inactif. Selon Smith : « Un être étranger à la nature humaine qui a vu l’indifférence des hommes pour la misère de ceux qu’ils font éclater pour le malheur et les souffrances de ceux qui sont au-dessous, croira aisément que les peines sont plus cuisantes, et les convulsions de la mort beaucoup plus terribles pour les personnes d’un rang élevé que pour les autres… »

Smith affirme que c’est ce que nous ressentons en raison de notre propension naturelle à être compatissant envers autrui (s’il écrivait de nos jours, il évoquerait sans doute les « neutrons miroir »). Et plus nos pensées à l’égard d’individus ou de groupe sont plaisantes, plus nous avons tendance à éprouver pour eux une certaine compassion. Le fait que les modes de vie des riches et des célèbres « nous [paraisse] presque l’idée abstraite d’un état heureux et parfait » nous amène à penser « quel dommage… que quelque chose vienne déranger et corrompre une situation si délicieuse ! Nous voudrions même qu’ils fussent immortels… »

La deuxième raison concerne le riche plus travailleur, le genre d’individu qui « se consacre à jamais à la poursuite de la richesse et de la grandeur…qu’il exerce avec une industrie extraordinaire, qu’il paye de patience dans le travail… obligeant ceux qu’il n’aime pas, et complaisant pour ceux qu’il méprise… [I] dans le calice de cette vie, [que] le corps usé par les fatigues et les maladies, et l’âme rongée et flétrie par le souvenir de mille contretemps et de mille traverses… il commence enfin à reconnaître que les richesses et la grandeur ne sont que des futilités… La puissance et les richesses… le mettront à couvert des pluies de l’été, non des tempêtes de l’hiver, et ils le laissent toujours autant et quelques fois plus exposé qu’auparavant à l’inquiétude, à la crainte, au chagrin, aux maladies, aux dangers et à la mort… »

En bref, d’un côté nous ne souhaitons nullement perturber la tranquillité parfaite du train de vie des riches et des célèbres ; d’un autre côté, nous ne voulons pas alourdir le fardeau porté par ceux qui ont employé leurs atouts les plus précieux – leur temps et leur énergie – à l’acquisition de babioles. Ces deux arguments sont incompatibles, mais cela importe peu. Ils alimentent tous deux notre réflexion.

Contrairement aux économistes s’intéressant aux finances publiques d’aujourd’hui, Smith avait compris que nous ne sommes pas rationnels dans nos calculs utilitaristes. En effet, c’est la raison pour laquelle nous avons jusqu’à présent collectivement échoué à remédier à l’accroissement colossal des inégalités entre les classes moyennes ouvrières et la ploutocratie des ultra-riches, auquel nous avons assisté au cours de la dernière génération.

Copyright: Project Syndicate, 2011.
www.project-syndicate.org
Traduit de l’anglais par Martin Morel

Pour lire le texte, on va sur le site de Project Syndicate

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