L’auteur invité est Alain Deneault, auteur d’Offshore et de Faire l’économie de la haine (Écosociété, 2010 et 2011) et membre au Québec d’Attac et du Réseau international pour la justice fiscale.
On en a fait tout au plus un entrefilet dans les pages égarées de quelques journaux. L’information révèle pourtant la tendance contemporaine à une intégration des régimes politiques dits démocratiques et ceux d’États de complaisance de type offshore. Ainsi, la Bourse de Toronto (TMX), qui est au cœur d’un processus faisant de la législation canadienne un havre réglementaire et financier pour l’industrie extractive mondiale, devient l’actionnaire principal de la Bourse des Bermudes (BSX), un paradis fiscal notoire et hautement controversé.
En acquérant 16 % des parts de la Bourse bermudienne le 21 décembre dernier, «le TMX devient un des principaux actionnaires de la BSX et son chef de la direction, Tom Kloet, se joindra au conseil d’administration de la BSX», nous apprenait une dépêche de La Presse canadienne reprise par Le Devoir jeudi. Cette alliance hautement problématique entre un Canada qui se targue encore d’être un État de droit et un des paradis fiscaux les plus criminogènes de la planète, découle, à en croire le communiqué du TMX lui-même, d’une entente entre les deux États en matière d’échange de renseignements sur des questions fiscales. Le communiqué du TMX ajoute que, «depuis le 31 octobre 2011, la BSX est reconnue comme une Bourse de valeurs désignée aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu du Canada».
Des ententes à double tranchant
Plusieurs éléments méritent ici d’être débrouillés. Certes, le gouvernement Harper a annoncé en 2011 la signature de plusieurs accords d’échange de renseignements en matière fiscale (AERF) avec des paradis fiscaux. Ces ententes, signées dans la foulée de démarches internationales de coopération soutenues par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), prétendent entamer le secret bancaire des États de complaisance qui accueillent chez eux des fraudeurs de tout acabit.
Mais, nonobstant ces prétentions, ces ententes favorisent sourdement le fonctionnement et le développement mêmes des paradis fiscaux, car elles prévoient en outre que tout acteur canadien qui place ses actifs dans un pays offshore signataire d’un tel traité puisse les rapatrier au Canada sans payer d’impôt. Or ces fonds issus de l’activité canadienne n’ont de raison de séjourner par voie de grands détours aux Bermudes qu’en lien avec des stratagèmes d’évasion ou d’évitement fiscaux, comme le prix de transfert ou les facturations aberrantes (misprincing).
C’est donc encore plus facilement et «légalement» que des milliards de dollars générés par l’économie canadienne se trouveront inscrits dans de telles législations à fiscalité nulle ou quasi nulle, en raison de stricts jeux d’écritures comptables, afin d’épargner à la classe financière des impôts pourtant voués à financer des institutions publiques dont elle profite à maints égards.
Contournement des règles publiques
Ensuite, il est dit de la Loi de l’impôt sur le revenu du Canada qu’elle reconnaît la Bourse des Bermudes. Or «la fiscalité très avantageuse des Bermudes permet aux investisseurs non-résidants d’échanger des actions et de former des fonds d’investissement sans être soumis à aucun impôt», comme l’indique à sa clientèle le fiscaliste «offsholâtre» Grégoire Duhamel dans son guide intitulé Les paradis fiscaux (Paris, Grancher).
De plus, la Bourse des Bermudes n’est soumise à aucune institution publique, sinon à l’ubuesque Bermuda Monetary Authority (BMA) qui, sur son site Internet, est plus préoccupée à vanter les mérites des différentes entités qu’on peut créer dans ce paradis fiscal qu’à expliquer comment elle prétend en contrôler les dérives potentielles. C’est notamment en lien avec cette Bourse bermudienne qu’on crée librement des fonds d’investissement ou des fonds à risques (hedge funds), tels que ceux qui ont contribué à provoquer la crise économique de 2008. Ainsi, le gouvernement canadien se trouve à reconnaître ni plus ni moins qu’une institution vouée au contournement de ses propres règles publiques.
De Halifax aux Bermudes
En interprétant conjointement ce qu’il en est de ces modalités dont se réjouit la Bourse de Toronto, on comprend que les administrateurs du principal centre boursier canadien auront toute latitude pour faciliter l’activité financière canadienne à même un paradis fiscal qui ne prévoit aucun encadrement en matière d’investissement et de spéculation boursière, d’autant plus que les Canadiens qui participeront à tous ces manèges de la haute finance sauront qu’ils peuvent en tout temps depuis les Bermudes rapatrier leurs fonds au pays sans y payer d’impôt.
On peut à plus forte raison être actif au Canada tout en bénéficiant des largesses bermudiennes que le gouvernement de la Nouvelle-Écosse, en confiant la gestion de son agence Nova Scotia Business Inc. exclusivement à des acteurs du secteur privé, a permis la création à Halifax d’un pôle comptable en lien direct avec les Bermudes. Des fonds à risques ou des compagnies d’assurances sont ainsi gérés à Halifax même, mais créés aux Bermudes pour que soient contournées la loi et les institutions canadiennes.
Blanchiment d’argent
Du reste, les prétendus accords d’échange de renseignements (AERF), signés en principe pour permettre aux autorités politiques canadiennes d’obtenir la levée du secret bancaire aux Bermudes en cas de soupçons quant à tel ou tel fraudeur canadien présumé, ne risquent pas d’empêcher substantiellement les opérations massives de blanchiment d’argent que ce paradis fiscal rend possibles à travers toutes les combinaisons opaques qui s’y forment.
Selon un rapport soumis au ministère néerlandais des Finances par Brigitte Unger de l’Utrecht School of Economics, les Bermudes se révélaient en 2006 la deuxième législation au monde au titre du blanchiment d’argent provenant d’activités illicites ou criminelles. En matière de lutte contre le blanchiment, le gouvernement du Canada nous a de toute façon démontré en 2010 que ses politiques n’étaient elles-mêmes rien d’autre que complaisantes, lorsqu’il a signé en catimini un accord de libre-échange avec le Panama, soit le plus important lieu de blanchiment de fonds issus du narcotrafic au monde.
En intégrant radicalement ses politiques et ses institutions financières à celles des législations de complaisance, le Canada se transforme lui-même sans ambiguïté en un paradis fiscal. En témoigne le site de conseillers financiers spécialisés dans la «création de sociétés offshore», France-Offshore.fr. Sa page d’accueil inscrit le Canada parmi «nos juridictions offshore», tandis que la fiche de présentation de notre législation laisse tomber un délicieux: «Le Canada n’est pas un pays offshore mais nous savons rendre une société créée au Canada offshore.» Voilà comment.
Pour lire le texte original, on va sur le site du quotidien Le Devoir
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