L’auteur invité est Emmanuel Todd, qui s’entretien avec Ruth Elkrief.
Emmanuel Todd bataille contre l’idée dominante selon laquelle la crise serait due à l’irresponsabilité des emprunteurs, et insiste sur la bonne affaire que constitue la dette d’Etat pour les détenteurs de capitaux. Face à Berlin, qui juge-t-il, a mené une politique commerciale et industrielle déloyale envers ses partenaires, il conviendrait de faire preuve d’une certaine « brutalité » dans les négociations, en raison de « rigidités » qui sont selon lui un « trait culturel » allemand.
Q : vous proposez dans le Point d’effacer la dette de la zone euro (…)
R : ce qui important, c’est la cohérence. C’est un modèle qui est présenté dans cet entretien du Point. C’est de la sociologie à chaud. (…) Le point de départ du modèle c’est d’abord de démasquer, derrière toutes sortes de termes qu’on utilise – banques, Etats, marchés, Bruxelles, Francfort – la réalité de ce qui se passe : une nouvelle caste de riches a pris le pouvoir et utilise tous ces instruments en prétendant, ou en faisant croire, qu’il y a un conflit entre le marché et l’Etat.
Alors qu’en fait il y a une complicité fondamentale entre tous les acteurs. (…)
Pour la dette publique, par exemple, il y a une sorte de jeu pervers entre les gens qui concoctent les plans d’austérité et les gens qui menacent de mettre des mauvaises notes aux Etats s’ils ne se tiennent pas bien.
Le jeu idéologique, pour le moment totalement dominant (…) c’est de dire que [pour] la dette les coupables, ce sont les emprunteurs. Les Français sont laxistes et dépensiers, les Grecs n’en parlons pas… (…)
Q ; pour vous, ils n’ont aucune responsabilité dans la situation ?
R : Je pense que la vérité – je ne l’ai jamais formulé comme cela (…) – c’est qu’ils n’en ont aucune. On ne voit jamais le mécanisme fondamental de l’endettement. Historiquement et économiquement, c’est la volonté des prêteurs. (…)
Il y a une mécanique du système économique général qui s’est mise en place avec le libre échange, [qui] met en concurrence toutes les populations actives. On fait intervenir des populations à très bas salaire de l’ex Tiers Monde, en Chine, en Inde ou ailleurs. Donc on obtient une compression des ressources des gens ordinaires, une stagnation ou une baisse des salaires. Évidemment ces gens sont poussés à s’endetter.
Et puis, d’un autre côté, comme ce beau mécanisme fonctionne pour dégager un taux de profit à 15%, il y a une accumulation d’argent en haut de la structure sociale. Et les gens qui ont de l’argent (…) les gens riches ont leurs problèmes. Et c’est : que faire de l’argent ?
Prêter à l’État, c’est totalement génial. Puisque vous avez – ou croyez avoir – une sorte de garantie maximum. La réalité, c’est que cette espèce d’oligarchie dirigeante est tout à fait ravie de prêter son argent aux États, de les rançonner. (…)
Ce que je voudrais essayer de faire comprendre, c’est qu’on nous dit : il y a 250 milliards qui partent dans le budget de l’État au service de la dette, dont 50 milliards d’intérêts. C’est affreux parce qu’on a trop dépensé…
Non, il faut regarder ces sommes différemment. Il faut voir que l’impôt – puisque ces sommes seront extraites autoritairement par l’impôt étatique – cela sera de l’argent qui ira aux riches. Donc l’État est l’agent des riches (…) on est passé à un Etat de classe, à l’ancienne.
Q : (…) Vous dites les Allemands sont plus souples qu’on ne l’imagine. Ils ne comprennent que la négociation franche et brutale…
R : Oui, c’est un trait culturel..
Q : Dites-vous, comme Arnaud Montebourg, que finalement Angela Merkel, c’est Bismarck ?
R : J’approuve tout à fait Montebourg, mais comme je suis historien et anthropologue, je formule les choses différemment. Je partirais du fait qu’il y a un style culturel allemand qui est associé à une structure familiale autoritaire, qui produit un certain nombre de rigidités, qui conduit au comportement (…) obtus – non pas simplement d’Angela Merkel, mais de la classe politique allemande. Au-delà de cela, (…) il y a une préférence pour la brutalité dans les rapports. J’en ai parlé beaucoup avec des spécialistes, et la vérité c’est que si on ne dit pas clairement ce que l’on pense, on pousse les Allemands à dériver au paroxysme de leur propre système. Ils seront reconnaissants si on leur dit : bon, cela [suffit] comme cela. (…)
Il ne faut pas dramatiser. Il faut comprendre que l’on a un problème avec l’Allemagne, [qui] a fait sur le plan commercial et industriel une politique totalement déloyale vis-à-vis de ses voisins. Elle a accumulé des excédents commerciaux en faisant baisser les salaires (…) C’est à cause de cela qu’elle est en position dominante en Europe.
Finalement, les Allemands ne seraient pas allés si loin dans leur rigidité s’ils n’avaient pas été encouragés par les dirigeants de Droite européens, et spécialement les français.
Je pense qu’il faut affronter l’Allemagne, qu’il faudrait le faire clairement, et que cela leur ferait du bien…
Q : En avons-nous les moyens ?
R : Si la France sort de l’euro, tout le monde sort de l’euro, l’Allemagne se retrouve avec le mark, [qui] à cause des excédents commerciaux allemands, monterait à toute vitesse, pire que le yen japonais. Donc ils sont étranglés.
Le jour où un gouvernement français ose dire aux allemands : écoutez, vous allez faire telle ou telle chose … On peut différer sur ce qu’on veut faire. Je suis partisan de négocier le protectionnisme européen avec les allemands en employant cette technique.
Le jour où on leur dit : si vous ne devenez pas raisonnable, on sort de l’euro – en l’occurrence on détruit l’euro ou on fait l’euro sans l’Allemagne – ils [auront] compris. Tout se passera bien.
Et du coup on arrêterait ce qui est la vraie menace en ce moment. L’attitude peureuse des élites françaises laisse se développer de la germanophobie. (…) Je dis qu’il faut parler clairement, et même brutalement, à l’Allemagne pour empêcher la montée de la germanophobie. (…)
Transcription réalisée par Contre info.
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