L’auteur invité est Paul Krugman, économiste, professeur à la Princeton University et columnist au New York Times.
La situation est dramatique, avec un taux de chômage qui s’est envolé au-delà de 13%. C’est encore pire en Grèce, en Irlande, et sans doute en Espagne. L’Europe dans son ensemble paraît retomber dans la récession.
Pourquoi l’Europe est-elle devenue « l’homme malade » de l’économie mondiale ? Tout le monde connaît la réponse. Malheureusement, la plupart de ce que les gens croient savoir est faux – et ces lectures erronées des malheurs de l’Europe déforment nos conceptions en matière économique.
Lisez une tribune sur l’Europe – ou un compte rendu soi disant factuel – et vous rencontrerez probablement l’une de ces deux thèses, que je qualifie de version républicaine et de version allemande, mais dont aucune ne s’accorde avec les faits.
La version républicaine – qui constitue l’un des thèmes centraux de la campagne de Mitt Romney -, c’est que l’Europe est en difficulté parce qu’elle dépense trop pour aider les pauvres et les malheureux, et que nous assistons à l’agonie de l’État-providence. Cette version est d’ailleurs un thème favori de la droite. En 1991, lorsque la Suède était victime d’une crise bancaire provoquée par la déréglementation (cela ne vous rappelle rien ?), le Cato Institute a publié un rapport triomphant clamant que cela prouvait la faillite du modèle de l’État providence.
Ai-je mentionné que la Suède, qui a encore un État-providence très généreux, enregistre actuellement des performances brillantes, avec une croissance économique plus rapide que celle de toute autre nation développée ?
Mais, soyons systématiques. Observons les 15 nations européennes qui utilisent actuellement l’euro (en laissant de côté Malte et Chypre), et classons-les en fonction du pourcentage du PIB http://krugman.blogs.nytimes.com/2012/02/25/european-crisis-realities/ qu’ils consacraient aux programmes sociaux, avant la crise. Les pays en difficulté (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne, Italie) se distinguaient-ils par des programmes sociaux exceptionnellement importants ? Non, ce n’est pas le cas ; seule l’Italie était parmi les cinq premiers, mais ses dépenses étaient cependant inférieures à celle de l’Allemagne.
Ce ne sont donc pas les dépenses de l’États-providence qui ont provoqué leurs difficultés.
Voyons ensuite la version allemande, qui affirme que tout le mal provient d’une irresponsabilité budgétaire. Cette version semble correspondre à la situation de la Grèce, mais à aucune d’autre. L’Italie avait connu des déficits dans les années précédant la crise, mais ils étaient seulement légèrement supérieurs à ceux de l’Allemagne (l’importante dette de l’Italie est un héritage de politiques irresponsables menées il y a plusieurs années). Les déficits du Portugal étaient significativement inférieurs, tandis que l’Espagne et l’Irlande dégageaient en fait des excédents.
Au fait, des pays qui ne sont pas dans l’euro paraissent se permettre un déficit et une dette importants, sans pour autant être confrontés à des crises. La Grande-Bretagne et les États-Unis peuvent emprunter à long terme à des taux d’intérêt d’environ 2%. Le Japon, qui est beaucoup plus endetté que n’importe quel pays en Europe, Grèce incluse, ne paie que 1%.
En d’autres termes, l’hellénisation de notre discours économique, affirmant qu’il suffirait d’une année supplémentaire ou deux de déficits avant de se transformer en une nouvelle Grèce, est complètement dépourvue de fondement.
Alors, de quoi souffre l’Europe ? En vérité, le problème est essentiellement monétaire. En introduisant une monnaie unique sans disposer des institutions nécessaires pour lui permettre de fonctionner, l’Europe a en fait recréé les vices de l’étalon-or – vices qui ont joué un rôle majeur dans l’apparition et la prolongation de la Grande Dépression.
Plus précisément, la création de l’euro a favorisé un sentiment de sécurité illusoire parmi les investisseurs privés, faisant ainsi déferler d’énormes et insoutenables flux de capitaux vers toutes les nations appartenant à la périphérie de l’Europe. En conséquence de cet afflux de capitaux, les coûts de production et les prix ont augmenté, l’industrie est devenue non compétitive, et des nations dont les échanges commerciaux http://krugman.blogs.nytimes.com/2012/01/30/eurozone-problems/ étaient relativement équilibrés en 1999, ont commencé a enregistrer d’importants déficits commerciaux. Puis la musique s’est arrêtée.
Si les pays de la périphérie avaient encore leurs propres monnaies, ils pourraient et voudraient utiliser la dévaluation pour rétablir rapidement leur compétitivité. Mais ils ne le peuvent pas. Ce qui signifie qu’ils vont subir une longue période de chômage de masse et seront lentement broyés par la déflation. Leurs crises de la dette sont principalement une conséquence de cette funeste perspective, parce que les économies déprimées aggravent les déficits budgétaires et que la déflation alourdit le fardeau de la dette.
Pourtant, comprendre la nature des difficultés de l’Europe ne procure que bien peu d’avantages aux Européens eux-mêmes. Les nations concernées n’ont à leur disposition que de mauvaises options : soit elles subissent les douleurs de la déflation, soit elles prennent la décision radicale de quitter la zone euro, ce qui n’est pas faisable, politiquement, avant que tout le reste n’ait échoué (la Grèce semble être proche de ce point). L’Allemagne pourrait aider à la résolution des problèmes en renonçant à sa propre politique d’austérité et en acceptant une inflation plus élevée, mais cela ne se produira pas.
Pour nous, cependant, comprendre ce qui se passe en Europe fait une énorme différence, car les lectures erronées de la situation de l’Europe sont utilisées pour mener des politiques qui seraient cruelles, destructrices, ou les deux à la fois. La prochaine fois que vous entendrez des gens qui invoquent l’exemple européen pour exiger que nous détruisions notre filet social de sécurité ou sabrions dans les dépenses au moment où l’économie reste profondément déprimée, voici ce que vous devrez garder en tête : ils ne savent pas de quoi ils parlent.
Publication NYT, traduction Contre Info
Pour lire le texte original, on va sur le site de Contre Info
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