L’auteur invité est un collectif (voir les signataires à la fin du billet).
1. Une « polycrise ».
Nous devons faire face à une conjonction de crises d’envergure mondiale qui est sans précédent dans l’histoire : épuisement des ressources naturelles, destruction irréversible de la biodiversité, dérèglements du système financier mondial, déshumanisation du système économique international, famines et pénuries, pandémies virales, désagrégations politiques… Or aucun de ces phénomènes ne peut être considéré isolément. Ils sont tous fortement interconnectés et forment une seule «polycrise» menaçant ce monde d’une «polycatastrophe». Il est temps de prendre la mesure systémique du problème, pour lui apporter enfin des solutions intégrées – premiers jalons pour redéfinir les principes qui devront inspirer à l’avenir la conduite globale des affaires humaines.
2. Reconnaître nos interdépendances.
Parce que ces grandes crises du 21è siècle sont planétaires, les hommes et femmes du monde entier doivent reconnaître leurs interdépendances multiples (entre Continents, Nations, Individus). Catastrophes survenues et catastrophes imminentes : dressée au carrefour des urgences, il est temps pour l’humanité de prendre conscience de sa communauté de destin. Point d’effet papillon ici, mais la réalité, grave et forte, que c’est notre maison commune à tous qui menace de s’effondrer – et qu’il ne peut y avoir de salut que collectif.
Leçon de la mondialisation par excellence, nul de nos États ou aucune Institution internationale n’est plus aujourd’hui en mesure de faire respecter un ordre mondial et d’imposer les indispensables régulations globales. La fin des tentations impériales, le glas de la seule domination occidentale et l’intervention croissante d’acteurs non-gouvernementaux marquent aujourd’hui les limites de la notion de souveraineté étatique et l’échec de son expression internationale : l’inter-gouvernementalisme. Les intérêts nationaux ne peuvent être sauvegardés que par des mesures communes à tous, alors que trop souvent, les égoïsmes locaux transforment la scène internationale en forum de marchandages souvent sordides.
Que ce soit en matière de protection de l’environnement ou de lutte contre le réchauffement climatique, de stabilisation des échanges de matières premières et produits de base, de planification des ressources énergétiques, de réduction des déséquilibres économiques et commerciaux, de régulation et de contrôle des marchés financiers, comme à propos conséquences potentiellement déstabilisatrices des flux migratoires, de l’accroissement des inégalités ou des exclusions sociales, la sécurité collective se heurte à l’inévitable myopie des intérêts nationaux.
Dans ce jeu à somme nulle, chaque concession parait toujours vécue comme une défaite. Même derrière la promotion de la multipolarité ne se dissimule trop souvent que l’équilibre précaire des aspirations nationales à la domination. Pour remédier à cet écueil, il convient d’élaborer des modèles d’organisation alternatifs à l’hégémonie, à la fois intégrés et pluralistes.
3. Repenser les principes juridiques internationaux.
Pour instaurer une gouvernance mondiale digne de ce nom, c’est-à-dire qui trouve sa cohérence à l’échelle globale, il importe de transformer le droit international en droit commun de l’humanité en repensant les principes suivants:
- faire évoluer celui de la souveraineté vers la souveraineté partagée ;
- redéfinir celui de la compétence territoriale pour rendre possible une Justice à vocation universelle ;
- renforcer celui de la sécurité internationale, dans le prolongement du « devoir de protéger les populations » invoqué par le Conseil de sécurité à propos des massacres en Lybie, en élargissant la sphère de protection au-delà de la violence armée par la reconnaissance d’un devoir à l’égard des générations futures et de la biosphère.
Car une véritable gouvernance mondiale ne pourra se développer qu’à condition de surmonter l’écueil des compromis dictés par les seuls marchandages entre intérêts particuliers, puis de bâtir des mécanismes de prise de décisions politiques planétaires – dans l’intérêt de l’humanité, comprise comme une communauté non plus internationale, c’est-à-dire interétatique, mais mondiale, c’est-à-dire interhumaine.
4. Affirmer un principe nouveau.
Le premier pas vers cette communauté mondiale, la condition préliminaire pour le processus de métamorphose dans laquelle naitrait une société-monde d’un type nouveau dont l’unité, tout en formant une Terre-Patrie, entretiendrait la diversité des patries et des cultures est d’associer les divers acteurs, étatiques et non étatiques, individus et organisations, à la reconnaissance universelle d’un principe nouveau qui résulte de l’interdépendance, celui d’intersolidarité planétaire.
Inscrit dans le prolongement des grands textes internationaux (de la Déclaration universelle des droits de l’homme au statut de la Cour pénale internationale, en passant par les biens publics mondiaux), ce principe devra à la fois préserver la diversité dans un esprit de tolérance et de pluralisme, et résister au relativisme qui conduit à la déshumanisation. Loin d’opposer le principe-responsabilité au principe-espérance, le principe d’intersolidarité les réconcilie afin que la peur engendre la solidarité et que la responsabilité s’ouvre à l’espérance
5. Prendre trois mesures d’urgence.
A force d’oublier l’essentiel pour l’urgence, on oublie l’urgence de l’essentiel.
Pour éviter la répétition de crises économiques et financières de plus en plus graves et déstabilisatrices, l’intersolidarité doit se traduire d’urgence par la mise en oeuvre des mesures demandées par la société civile et nombre de Parlements, voire annoncées par plusieurs gouvernements, mais enterrées en pratique sous le poids des lobbies bancaires et financiers :
-l’éradication effective des paradis fiscaux ;
- la séparation des banques de dépôt et d’investissement spéculatif ;
- la taxation des transactions financières.
6. Relancer des négociations fondamentales.
L’inter-solidarité doit également conduire la communauté internationale à reprendre le fil des négociations relatives aux mesures à prendre pour réguler et contrôler une économie mondialisée tout en assurant un développement durable équilibré et une réduction des inégalités inter-étatiques comme intra-étatiques. Cette ambition louable et légitime qui visait à mettre en place un nouvel ordre économique international plus juste et plus stable, condition essentielle d’une sécurité internationale, a hélas été sacrifiée à partir des années 80 sous la pression de théories néolibérales dont on mesure l’ampleur des dégâts aujourd’hui.
Elle doit en outre s’exprimer au travers d’une relance des discussions et d’une prise de décisions rapide sur les problèmes à résoudre à brève échéance pour la survie de la planète:
- sauvegarde de la biosphère ;
- suppression des armes de destruction massive ;
- contrôle de l’énergie nucléaire.
7. Respecter quatre conditions permanentes.
La mise en œuvre effective suppose :
- de réaffirmer l’ensemble des droits fondamentaux des individus présents, de les étendre aux générations futures et d’en renforcer l’application dans les limites nécessaires, dans une société démocratique mondiale, au respect de l’ordre public national et supranational ;
- de reconnaître que la détention d’un pouvoir d’échelle globale, qu’il soit économique, scientifique, médiatique, religieux ou culturel, implique le corollaire d’une responsabilité globale, c’est-à-dire étendue à tous les effets de ce pouvoir ;
- d’inciter les Etats souverains à reconnaître la nécessité d’intégrer l’ordre public supranational à la défense des valeurs et intérêts communs dont ils sont l’indispensable support ;
- de favoriser le développement des institutions représentatives des communautés internationales régionales, en même temps que de renforcer la Communauté mondiale et l’émergence d’une citoyenneté globale afin d’élaborer une politique commune pour la régulation des flux ainsi que la prévention des risques et la répression des crimes.
Appel
Nous appelons donc à la création d’un creuset politique où puissent se définir concrètement les intérêts supérieurs de l’humanité, un lieu où puissent s’exprimer la diversité et la sagesse des cultures, à travers des représentants de la société civile et des autorités morales, intellectuelles et scientifiques.
Nous appelons les représentants des Etats à faire pression sur l’Assemblée Générale de l’ONU, afin d’aboutir à l’adoption d’une « Déclaration universelle d’interdépendance » qui se donne comme objectif de faire respecter le devoir de protection des populations contre les risques, présents et à venir, et de responsabiliser les divers acteurs de la mondialisation.
Nous appelons, en somme, à retrouver l’esprit pionnier de la Charte des Nations-Unies qui proclamait « Nous les peuples. »
Signataires, membres du Collegium International :
Edgar Morin, Michel Rocard, Mireille Delmas-Marty, Richard von Weitzsäcker, Milan Kučan, Stéphane Hessel, Fernando Henrique Cardoso, René Passet, Peter Sloterdijk, Bernard Miyet, Patrick Viveret, Ahmedou Ould Abdalah, Ruth Dreifuss, William vanden Heuvel, Michael W. Doyle, Ricardo Lagos. En attente d’autres signataires.
Pour lire le texte original, on va sur le site du journal Libération
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