L’auteur invité est John Weeks, professeur d’économie à l’université de Londres
La mission d’une banque centrale est double : 1) Assurer la liquidité du système financier structurellement fragile en raison du désappariement des maturités et de l’effet de levier sur la monnaie centrale qui sont à la base de l’activité des banques. 2) Soutenir l’activité et prévenir la surchauffe en pilotant les taux directeurs, ce qui inclut le taux appliqué à la dette d’Etat, qui définit un plancher au dessus duquel viennent s’étager les autres compartiments de risque. Ces objectifs impliquent que l’institut d’émission intervienne en soutien aux banques, mais aussi au Trésor, comme c’est massivement le cas aux USA, au Japon, en Grande Bretagne, et même au Canada, où la banque centrale acquiert 15% des émissions souveraines. Par construction, l’Union européenne, en interdisant le soutien de la dette publique, a créé les conditions de sa faiblesse, acceptant de facto de s’exposer aux effets déstabilisateurs et déstructurants des mouvements browniens spéculatifs, voyant sans doute dans la menace de sanction des marchés un garde fou souhaitable. Ce faisant, elle impose aux Etats des règles qui ont depuis longtemps été abandonnées concernant les banques. On sauve les unes, on sanctionne les autres, les acculant à l’austérité et bientôt à la faillite. Tout cela parce que les marchés, n’est-ce pas, ont toujours raison. Contre Info.
En Août 1982, le gouvernement du Mexique annonça qu’il ne pourrait pas rembourser ses dettes. Débuta alors une dépression économique inutile, imposée par les créanciers, qui allait balayer l’Amérique latine, et ouvrir la voie à la « décennie perdue », entraînant d’épouvantables souffrances humaines. Trente ans plus tard, cette sombre histoire se reproduit en Europe occidentale. Le triste sort de l’Union européenne démontre la puissance du néo-libéralisme. Initiée par les sociaux-démocrates et les chrétiens démocrates pour mettre fin à des siècles de guerres civiles européennes et apporter la prospérité à un continent ravagé par les conflits, l’Union européenne se trouve désormais à l’avant-garde pour d’imposer l’austérité néo-libérale.
En mai 2010, le gouvernement de la Grèce a été confronté à un problème sur le service de sa dette. Dans le contexte de la zone euro dans son ensemble, les difficultés grecques étaient mineures, équivalant par exemple à un État américain incapable d’équilibrer son budget, comparativement aux USA. La solution évidente était que la Banque centrale européenne acquiert tout ou partie de la dette grecque, mettant ainsi fin au problème d’un trait de plume. Une fois cette difficulté purement financière éliminée, les discussions politiques auraient pu débuter, afin de corriger la cause sous-jacente du problème à court terme. Ces corrections auraient inclus des changements majeurs en matière de fiscalité et dans les dépenses publiques grecques, qui auraient pu être échelonnés sur plusieurs années. Cette progressivité aurait permis à la croissance économique de faciliter relativement les ajustements nécessaires.
En lieu et place de cette approche rationnelle, les fonctionnaires non élus de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne, encouragés avec zèle par la Chancelière allemande, ont imposé au gouvernement grec un programme de réduction du déficit qui fait paraitre rétrospectivement bénignes les méthodes en vigueur dans les années 1980, lorsque régnait le Consensus de Washington. Lorsque le gouvernement élu de la Grèce s’est avéré incapable de mettre en œuvre cette folie économique, les seigneurs de la zone euro sont allés jusqu’au bout de cette logique de l’austérité : si un gouvernement grec élu ne parvient pas à faire le sale boulot, il faut en imposer une non-élu. C’est un manque de chance pour la Commission et le chancelier que la constitution grecque exige qu’une élection se tienne cette année (en Avril sauf si cette exigence démocratique gênante peut être évitée).
Contre toute rationalité, les seigneurs de la zone euro ont réussi à réaliser ce qui semblait une tâche difficile ou impossible : convertir le problème du service de la dette d’un pays comptant moins de onze millions d’habitants (plus petit que dix États américains) en une catastrophe imminente pour le continent. Comme le montre le graphique ci-dessous, en mai 2010, lorsque le problème grec aurait pu être facilement résolu, les taux de croissance de la France, l’Allemagne et des pays méditerranéens Portugal, Italie, Grèce et Espagne, étaient tous positifs. En une version nouvelle et inattendue de « convergence » économique, ils sont maintenant tous négatifs, sauf la France (créditée d’un impressionnant +0,2%). Même la puissante « locomotive » allemande est entrée en récession durant le dernier trimestre de 2011.
Bien peu, en dehors de l’Europe, (et pas tous ses citoyens) ne comprennent la nature profondément antidémocratique de l’Union européenne, qui a conduit à la catastrophe actuelle. Rétrospectivement, il est clair que l’effet à long terme du traité de Maastricht et de ses infâmes « critères » était de mettre la politique économique hors du contrôle démocratique. La conception de la Banque centrale européenne a achevé cette tâche. Cette dépossession anti-démocratique n’est pas un accident, ni une conséquence fortuite. Elle représente l’accomplissement conscient du principe politique central du néo-libéralisme, qui veut que la politique économique soit l’apanage des experts, et ne doit pas être soumis au « populisme » de la vie politique démocratique. Il est ironique de constater que l’Union européenne est souvent attaquée par les hommes politiques de droite aux États-Unis, et dépeinte comme un havre de socialisme. En réalité, l’Union européenne représente exactement la fin du contrôle démocratique que les républicains Tea Party réclament.
Face au désastre qui se prépare sur le continent européen (un désastre que la politique économique du gouvernement britannique travaille ardemment à imiter), on peut imaginer deux voies d’évitement. Le problème essentiel de la zone euro est celui de déséquilibres commerciaux extrêmes à l’intérieur de celle-ci, l’Allemagne ayant un énorme excédent, reflété par les déficits des autres pays. L’approche rationnelle consisterait évidemment en un accroissement des dépenses budgétaires allemandes, coordonné avec des subventions temporaires à l’exportation et des restrictions aux importations dans les pays déficitaires. La Banque centrale européenne assurerait alors un financement transitoire des déficits commerciaux. Ces subventions et restrictions commerciales seraient combinées avec des politiques à plus long terme en vue de ce qu’on pourrait appeler une « convergence de la concurrence ». La probabilité que cette approche politique sensée soit mise en oeuvre est de zéro.
Au moment de la crise de la dette latino-américaine des années 1980, de nombreux commentateurs (j’en fais partie) ont affirmé que si plusieurs pays s’étaient regroupés en un pacte de renégociation de la dette, les politiques du Consensus de Washington, lourdement pénalisantes, auraient pu être évitées. De même, aujourd’hui en Europe un pacte rassemblant les gouvernements de la Grèce, de l’Irlande, de l’Italie, du Portugal et de l’Espagne pour coordonner un retrait simultané de la zone euro pourrait offrir une alternative viable aux programmes d’austérité imposés. Ensemble, le PIB de ces cinq pays est presque quarante pour cent supérieur à celui de l’Allemagne. Mais la probabilité que cette alternative radicale mais réaliste puisse se réaliser est de l’ordre de un sur un million.
Ce qui laisse en lice les deux résultats les plus probables : une dépression de la zone euro sans qu’aucun pays ne la quitte, ou une dépression de la zone euro, avec un processus de défections chaotique. Je m’attends plutôt à une dépression avec des défections, la Grèce étant la première.
Nous sommes tombés bien bas ! La vision d’une Europe de coopération, qui a commencé dans les années 1950 avec le charbon et l’acier, s’est aujourd’hui réalisée sous la forme d’une collection de pays faibles ou forts, pris dans une spirale de politiques de désinflation compétitives et d’austérité, dans lesquels les 99% de la population sont les perdants (même en Allemagne). La gouvernance autoritaire de l’UE a atteint sa pleine expression dans ces catastrophes de la dette du 21e siècle, qui entraînent le continent vers une dépression. L’idéologie qui a justifié cette dépression inutile et consciencieusement produite est celle d’une pure économie néo-libérale.
De toutes les ironies amères induites par cette unité européenne devenue virale, l’une se détache de toutes les autres : un projet politique visant délibérément à garantir qu’aucun pays ne soit à nouveau à même de dominer le continent s’est transformé en un mécanisme permettant d’imposer cette domination.
Publication originale dans Social-Europe, traduction Contre Info
Pour lire le texte original, avec graphique, on peut aller sur le site de Contre Info
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