L’auteur invité est Louis Favreau, titulaire de la Chaire de recherche en développement des collectivités (CRDC) depuis 1996 à l’UQO et blogueur à OikosBlogue.
Dans une entrevue accordée récemment à la revue Vie économique (à paraître début juin), Gérald Larose, président de la Caisse d’économie solidaire Desjardins et membre de la direction des Rencontres du Mont-Blanc (RMB), affirmait, parlant du virage écologique de l’économie qui s’impose : « Attention ! Nous ne sommes pas contre la croissance et pour la décroissance. C’est un débat mal posé ! La question est plutôt celle-ci : que faisons-nous croître et que faisons-nous décroître ? ». Jean Gadrey, économiste, se pose exactement la même question dans son livre Adieux à la croissance (2010) en dépit du titre trompeur de son ouvrage.
Alain Lipietz, économiste et écologiste, va plus loin encore dans un article du même numéro de la revue Vie économique, « non seulement l’Humanité a les moyens de répondre à la double crise écologique, mais la réponse à la crise écologique est une réponse à la crise économique…Ce n’est pas en essayant de gratter les derniers hydrocarbures qui se cachent dans les dernières bulles des dernières feuilles de schiste…. La Confédération Européenne des Syndicats (CES) évalue qu’un programme visant à diminuer la production de gaz à effet de serre de 30% d’ici 2020 entrainera 4.5 millions d’emplois en moins dans la production de voitures individuelles, mais 8 millions d’emplois en plus dans la production de transports en commun, soit donc la création, nette, de 3.5 millions d’emplois ! »
À coup sûr, une nouvelle conviction s’installe à demeure : il faut revisiter le développement car le défi écologique auquel nous faisons maintenant face met bien en évidence la finitude de notre monde. Et du coup s’impose également la nécessité de transformer le modèle économique dominant qui nous a amené à la crise que nous traversons. Le débat sur le développement ne date pas d’hier : depuis près de 50 ans la notion de développement fait l’objet d’importants débats et de visions fort différentes voire opposées au sein des institutions internationales. Il fait l’objet d’un aussi long parcours au sein des OCI et des mouvements sociaux. Après l’échec fortement ressenti des coopérations étatiques des pays capitalistes du Nord dans le Sud et celui décevant des mouvements de libération nationale et de leur modèle « développementiste », qu’est-il resté ? Le concept a été mis à mal : ramené par le FMI et la Banque mondiale à une simple question de croissance du produit intérieur brut (PIB) et par les institutions plus sociales de l’ONU à une lutte contre l’extrême pauvreté (OMD). Pour d’autres, l’idée même du « développement » s’est réduite à une simple croyance occidentale. Faut-il succomber à ce réductionnisme d’une part et d’autre part à ce relativisme économique et culturel ?
Un autre éclairage est possible ! Nous ne sommes pas condamnés à la croissance au sens productiviste, c’est-à-dire produire toujours plus sans égard aux écosystèmes de la planète. Il y a cependant quelque chose comme un droit au développement dans tous les pays et surtout au Sud : droit à l’emploi, ce qui suppose des économies locales, des entreprises, de la croissance dans différents secteurs (pas seulement de la survie et de la subsistance) ; des droits sociaux (écoles, services de santé, services publics de proximité..) liés au développement d’États dignes de ce nom et donc des impôts et des taxes tirés des entreprises et des salariés qui y travaillent…En fait la question n’est-elle pas plutôt comme le disent Larose, Gadrey et Lipietz : quoi faire croître et quoi faire décroître ? Reconstitution d’un itinéraire sur une période longue, soit des années 1960 à 2010. […]
La notion de développement dans les institutions internationales aujourd’hui : l’entrée en scène de l’économie verte
Les espoirs de la décolonisation passés (les années 1960 et 1970), le « développementisme » par la reprise des modèles industriels à la manière capitaliste des pays du Nord ou à la soviétique ayant épuisé les dernières balles de leurs fusils (années 1980), l’entrée en scène des programmes d’ajustement structurel (PAS) du FMI et de la BM ayant laminé tous les fondamentaux d’États sociaux émergents au Sud (santé, éducation, services sociaux…) pendant les années 1990, la première décennie du 21e siècle s’ouvre sur l’humanitaire (les Objectifs du millénaire pour le développement) mais aussi sur le développement durable. On aboutit aujourd’hui, au seuil de Rio+20, à l’émergence de la notion d’économie verte.
En ce qui a trait au développement par l’humanitaire, les OMD deviennent les incontournables lignes de force de la lutte internationale contre la pauvreté dans laquelle l’ONU saura mobiliser un nombre impressionnant d’OCI (ou d’ONG). Si les premières années de cette mobilisation canalisent les énergies de presque toutes les institutions internationales et d’un nombre considérable d’ONG, les objectifs de ce discours obligé apparaîtront dépourvus de moyens mais surtout dépourvus de capacité de s’attaquer aux inégalités qui sous-tendent cette pauvreté. Programmés sur 15 ans, les OMD supposent des progrès d’une telle rapidité que d’aucuns vont affirmer avec raison qu’il n’y a pas de précédent historique en la matière. Cela s’explique fort bien si on prend deux exemples : le Mali en Afrique de l’Ouest et l’Inde en Asie du Sud-Est.
Dans le premier cas, deux millions de Maliens gagnent leur vie dans la filière du coton. Or, le marché international est sous l’emprise du coton américain et européen. Le Mali n’arrive pas à bien écouler son coton sur le marché. Précarité comme horizon dans une jeune démocratie dont la volonté de développement et de démocratisation jusqu’à récemment (soit plus de 20 ans) aura été particulièrement manifeste sinon exemplaire. La principale cause, ce sont les structures du commerce international. Si on ne touche pas aux règles du jeu du commerce international, comment vaincre la pauvreté dans ce pays ?
Dans le second cas, en Inde, les « intouchables » (25 % de la population de ce pays d’un milliard d’habitants) forment les « basses classes » d’une société qui, en dépit de sa démocratie, – la plus vieille des pays du Sud (1947)- , n’a pas réussi à éliminer son système de castes, lequel leur interdit l’accès à nombre d’emplois et de services de base. Dans ce cas, derrière la pauvreté, il y la discrimination d’un système de castes. La question centrale devient donc : « lutte contre la pauvreté » ou combat contre les inégalités sociales et donc pour la démocratie et un autre modèle de développement ?
Bref, les OMD font plutôt figure d’initiatives humanitaires qui ne débouchent pas sur un véritable développement. Quelle direction prendre alors ? Cette question est encore plus impérative à l’heure où la prise de conscience de la gravité du risque écologique a progressé à vive allure mais que, par ailleurs, d’importants pays émergents – comme la Chine, l’Inde et le Brésil -, se sont lancés dans une dans une course folle aux ressources naturelles. Ce qui ne fait qu’accentuer le désastre annoncé. Peut-on alors compter sur un New Deal pour sortir de la crise actuelle puisque, du point de vue strictement macro-économique, elle est pratiquement la même que celle de 1930 ? « Eh bien non, justement pas, de dire Alain Lipietz, parce que, aujourd’hui, si vous vendiez une voiture à tous les Chinois et à tous les Indiens, comme le proposait Henry Ford dans les années 1920 pour écouler son immense production, alors, selon le mot de Gandhi, ces deux pays à eux seuls ‘dévoreraient la planète comme une invasion de sauterelles’. Il ne suffit pas d’un New Deal, il nous faut un Green Deal » (Lipietz dans Vie économique, juin 2012).
Les grandes institutions internationales sont en partie sorties de l’idéologie productiviste en établissant enfin une distinction majeure entre la croissance qui implique une augmentation continue de la production et le développement qui consiste en l’organisation de la consommation et de la production, des revenus et des dépenses en fonction de l’amélioration des conditions et de la qualité de vie des populations : l’emploi, l’habitat, l’éducation, la santé…. Dans les années 1990, c’est grâce à des économistes du Sud qui ont introduit un indice composite dont les trois principaux éléments sont l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’instruction et le niveau de revenu. Cet indice de développement humain (IDH) est, depuis près de 20 ans, le point de repère du Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD). Une véritable petite révolution : la porte de la pluridimensionnalité du développement a été ouverte. Plutôt que de congédier la notion de développement, plusieurs travaux lui ont redonné sens en combinant l’économique, le social et l’environnement. La dernière décennie (2000-2010) a poussé plus loin encore la perspective de fournir des indicateurs de richesse plus adéquats sous la poussée du défi écologique.
Une des grandes impensées politiques de la dernière décennie a donc été la lutte contre les inégalités. Néanmoins le mur avait une brèche : l’entrée en scène de la notion de développement durable qui ouvre, bien que de façon diffuse, une réponse aux enjeux actuels parce qu’elle intègre sans détour les défis économiques, climatiques, énergétiques, alimentaires notamment au chapitre des coûts de transport, de l’efficacité énergétique, de la relocalisation des productions, etc. Dans cette foulée, la notion de biens publics traverse la dernière décennie (Petrella, 2012). Cette notion fait valoir que des secteurs essentiels comme les ressources naturelles, l’eau, l’alimentation, la santé, l’éducation doivent échapper au jeu international de la finance parce qu’ils constituent des biens publics. La régulation politique des États doit imposer cela au marché parce que la croissance qu’il induit ne génère pas par elle-même d’égalité. Ces solutions de rechange au néolibéralisme mondialisé se concrétisent-elles ? Depuis Rio 1992, peu d’engagements ont été respectés et les attentes pour Rio+20 sont au plus bas nous disait Brice Lalonde, le coordonnateur exécutif du Sommet Rio+20, aux RMB en novembre dernier :
« Le Sommet de Rio, ce sera 194 pays et 50,000 personnes représentant des associations, des villes et cités, des syndicats, des entreprises…non pas surtout pour faire le bilan des 20 dernières années mais plutôt de voir ce que nous allons faire dans les 20 prochaines années. Et pour la première fois, il n’y a pas de leadership. Les pays émergents ne veulent pas se risquer parce qu’ils pourraient perdre le capital de sympathie des pays les plus pauvres qui pourraient s’inquiéter. Les pays riches se neutralisent mutuellement. En fait, c’est plutôt, au plan de la géopolitique internationale, l’éclatement général ». Cependant il y a 660 soumissions (et 5000 pages de texte) en provenance d’États et de la société civile. Mais le risque viendra du monde des grandes multinationales, particulièrement les minières, les gazières et les pétrolières qui ne manqueront pas de peser de tout leur poids. […]
En guise de conclusion : pas de développement sans croissance
Le moindrement qu’on touche à l’économie, dans son sens le plus substantiel, nous parlons de ce dont nous avons besoin pour vivre. Et non pas ce qui apparaît comme sa face la plus visible, celle du modèle dominant, guidé, voire commandé par l’intérêt, le calcul, l’appât du gain. L’expérience des coopératives depuis 150 ans tout comme celle de l’ensemble de l’ESS (les entreprises de caractère collectif), l’action collective de tous les mouvements de même que la régulation politique démocratique apportée par les États sont et seront au cœur de ce processus (Favreau et Molina, 2011).
L’économie de survie et l’économie de subsistance qui constituent toutes deux une bonne partie de l’économie des pays du Sud, souvent même une très grande partie, si on pense à l’Afrique, ne satisfont aucune communauté ou groupe parmi les plus concernés. Car ces économies fonctionnent à la débrouille, de façon très inégale d’un pays à l’autre et d’une région à l’autre. Il faut donc organiser l’économie en fonction de l’ensemble de la population.
La croissance est, dans cette perspective, nécessaire au développement. Cela veut dire : des investissements (assurer la capitalisation des entreprises) ; l’émergence d’entreprises (la production de biens et de services qui répondent aux besoins essentiels) ; des emplois et donc des salaires ou, en tout état de cause, des revenus pour les familles (travail autonome de l’économie populaire). Mais si la croissance est trop liée à une économie capitaliste de marché, elle n’est pas en mesure d’être une source de développement, au sens entendu plus haut, ce qui suppose, par delà et avec la création de richesse, sa répartition. Le développement passe alors et encore plus par un État social, c’est-à-dire la production de services pour l’ensemble de la population en matière d’éducation, de santé, de services sociaux, d’infrastructures routières, de ressources énergétiques renouvelables, etc…lequel État bougera dans cette direction pourvu qu’on l’y pousse.
Autrement dit la transition écologique de l’économie va demander beaucoup en termes de détermination politique : des investissements majeurs pour transformer nos infrastructures (passage à la priorité du transport en commun) ; une production énergétique qui passe des énergies fossiles aux énergies renouvelables ; des bâtiments industriels, commerciaux, résidentiels assurant le maximum d’efficacité énergétique, une agriculture écologiquement intensive, etc. Cela ne peut se faire que dans le contexte d’une production globale en expansion et d’une volonté politique qui l’accompagne avec des incitatifs de toute sorte (une écofiscalité par exemple). Le contraire de ce que les tenants de la décroissance avancent.
On le voit et le déduit, il s’agira d’une production globale qualitativement différente de celle d’aujourd’hui qui causera des pertes d’emplois dans certains secteurs (raffineries de pétrole par exemple) mais en créera dans d’autres. Mais dans cette démarche, la démocratie s’imposera, c’est-à-dire le consentement politique à discuter sur le fond avec les principaux concernés et leurs organisations de la transition à faire. […]
Pour lire le texte original complet, avec les références et notes, on va sur le blogue de l’auteur
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