Comme je le signalais dans l’introduction du numéro de la Revue vie économique sur les paradis fiscaux, « si les paradis fiscaux représentent pour les pays développés un manque à gagner fiscal significatif, fragilisant leur système de protection sociale, ils sont pour les pays en développement un véritable enfer. Dans un contexte de bouleversement des solidarités traditionnelles, remises en cause par la mondialisation des échanges, l’évasion fiscale fait disparaître les maigres ressources qui auraient pu permettre à ces pays de commencer à construire de nouvelles solidarités. »
Dans ces cas précis, on pourrait dire que l’évasion fiscale est carrément un crime contre l’humanité. Lors de la journée d’étude d’ATTAC-Québec, le 30 mars dernier, un des conférenciers invités, John Christensen (ancien directeur de Tax Justice Network), qui est né sur l’île de Jersey, l’un des paradis fiscaux sous juridiction britannique, a justement abordé cette question dans sa présentation. Il nous a donné l’exemple de la filière de la banane, en se basant sur un article paru dans The Guardian en 2007 qu’il avait lui-même aidé à documenter.
Les trois grandes multinationales de la banane, qui alimentent le marché britannique et contrôle les deux tiers du commerce de cette denrée, auraient réalisé des ventes de 50 milliards $ et des profits de 1,4 milliards $ au cours des cinq années précédent la publication de l’article du Guardian. Or, ces firmes n’auraient payé qu’un minuscule 200 millions $ d’impôt, soit un taux d’imposition de 14%. Certaines années, ce taux aurait été aussi bas que 8%. Comment expliquer ces faibles taux, étant donné que le taux d’imposition des entreprises aux États-Unis (où ces trois entreprises ont leur siège social) est de 35% ? C’est parce qu’elles utilisent les paradis fiscaux pour faire leurs transactions. Elles ont élaboré une structure d’affaire à travers des filières dans les paradis fiscaux (tels que les îles Caïman et les Bermudes) qui leurs permettent d’éviter de payer une juste fiscalité dans les pays où elles produisent, transforment et vendent leurs bananes. On peut suivre la filière de l’exportation de la banane, avec tout le processus des prix de transfert cachés, grâce à un guide interactif en cliquant ici. Sur chaque livre sterling de revenu, les pays producteurs (latino-américains) ne reçoivent que 13 pennies, dont 1,5 pour les coûts de travail et 1 en fiscalité…
John Christensen nous a également parlé du cas de l’Afrique, qui est probablement le continent qui souffre le plus de cette action criminelle des paradis fiscaux. Parce qu’elle regorge de richesse mais qu’elle est confrontée à une absence dramatique d’infrastructures juridiques et institutionnelles digne de ce nom, l’Afrique est le lieu de toutes les corruptions. Mais si cette corruption est possible, c’est parce que les pays riches offrent aux criminels et aux entreprises des paradis fiscaux où ils peuvent dans l’impunité totale voler les populations les plus déshérités de la terre. Selon The Guardian, qui reprends les estimations du Global Financial Integrity (GFI), plus de 1 800 milliards $ auraient illégalement quitté le continent africain entre 1970 et 2008. De ce montant, 3% serait attribuable à la corruption, entre 30-35% découlerait d’activités criminelles (blanchiment, drogue, trafic en tout genre) et le reste (65-70%) proviendrait d’activités commerciales légitimes, mais pourrait-on dire criminalisées par le biais de l’utilisation illicite des prix de transfert cachés et des paradis fiscaux, comme nous l’avons vu dans le cas de la banane. Selon le GFI, au cours des dix dernières années, ce flux monétaire illicite aurait excédé, en moyenne, plus de 50 milliards $ annuellement. Or, selon le Guardian, le flux monétaire de l’aide des pays riches à l’Afrique s’élèverait à 30 milliards $ par année ! Qui aide qui là-dedans ? À lui seul, le titre de l’article du Guardian est un plan d’action : « Could abolishing tax havens solve Africa’s financing needs ? Increased financial transparency is critical to stem the illicit capital outflows that are crippling Africa. »
Dans le prochain (et dernier) billet de cette série, nous allons aborder les pistes de changements.
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