L’auteur invité est Thibault Martin. Professeur de sociologie à l’Université du Québec en Outaouais et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la gouvernance autochtone du territoire. Il est l’un des organisateurs du forum Ne perdons pas le Nord ! qui se tient à Québec les 2 et 3 mai.
Le Québec que l’on connaît aujourd’hui est, pourrait-on dire, le produit de l’« évolution tranquille » de la version québécoise de l’État providence. Ce modèle québécois de l’État providence a connu deux phases. Dans la première, qui se termine avec la crise des années 1980, l’État était tout à la fois planificateur, régulateur, développeur et pourvoyeur.
Cet État providence québécois se distinguait toutefois des autres modèles keynésiens parce que les enjeux identitaires – nous sommes en pleine Révolution tranquille – entraient en interaction avec les dynamiques socioéconomiques. Ainsi, le projet de la Baie-James de Robert Bourassa n’était pas une simple grande aventure économique, c’était aussi un projet collectif, un outil de souveraineté économique, un moyen de donner au Québec une place sur l’échiquier mondial.
Le partenariat
La crise des années 1980 entraîna, au Québec, des changements dans le mode de gouvernance. Désormais, l’État ne peut plus prétendre définir à lui seul le bien commun, il s’engage alors dans le « partenariat ». Le gouvernement favorise les initiatives bottom-up, crée des espaces de participation pour la société civile, accepte de consulter la population. De dirigiste qu’il était, l’État devient accompagnateur, facilitateur.
Cette évolution n’est pas unique, mais ce qui distingue le Québec des autres pays industrialisés, c’est que l’État et l’identité nationale continuent à jouer un rôle important dans cette nouvelle configuration. Alors que dans plusieurs pays, l’État devenait minimal et la rationalité économique primait sur l’identité, défigurant ainsi l’État providence, le maintien d’un État fort et le transfert d’une partie de ses responsabilités à la société civile et non pas la main invisible du marché, fait en sorte qu’il n’y a pas eu, au Québec, de véritable rupture, mais une « évolution tranquille ».
Changement de paradigme
Ce modèle qui a contribué à façonner le Québec semble toutefois remis en cause depuis une dizaine d’années. Le Plan Nord, bien qu’il semble s’inscrire dans le modèle québécois – forte présence de l’État, rhétorique nationale (c’est le « projet de tous les Québécois ») -, est en fait le révélateur, si ce n’est un des agents, d’un basculement de paradigme.
À son arrivée au pouvoir, en 2003, le gouvernement libéral tenta d’effectuer une « réingénierie de l’État » ; elle n’a pas abouti pour différentes raisons politiques et économiques. Néanmoins, plusieurs réformes qui redéfinissent l’équilibre des pouvoirs ont été mises en place.
La loi 34, qui modifie le modèle de gouvernance des régions en donnant plus de pouvoir aux élus au détriment de la société civile, est considérée comme ayant ouvert une brèche au coeur même du modèle « partenarial » québécois. Parallèlement, le gouvernement tente de plus en plus de se soustraire à la consultation et est de moins en moins à l’écoute de la population ; pensons à la manière dont le projet de privatisation du parc du Mont-Orford a été mené, ou bien encore à la longue résistance du gouvernement avant d’instituer une commission d’enquête sur la construction.
Société civile
Le Plan Nord s’inscrit dès le début dans cette dynamique de rupture. Ainsi, lorsque le processus a été enclenché, le gouvernement prévoyait ne consulter que les élus du Nord et les industriels. Cela a attiré les critiques des groupes environnementaux qui réclamèrent et finirent par être intégrés à la « concertation ».
Pourtant, ils ont, pour la plupart, refusé de s’associer au projet final en déclarant que, par sa conception même, le processus avait minorisé les acteurs de la société civile. Cette critique s’avère fondée, car la Table des partenaires qui est au coeur de la concertation a été essentiellement constituée par le gouvernement en collaboration avec les conférences régionales des élus du Nord sans que la société civile puisse véritablement intervenir. Par ailleurs, onze groupes de travail, formés en fonction d’enjeux sectoriels (faune, forêt, mines, énergie, santé, etc.), ont été mis en place, mais les élus et les acteurs économiques y occupaient une place prépondérante.
Nations autochtones
Du côté des Autochtones, les choses sont un peu différentes, puisque leurs représentants ont été présents aux différentes étapes du projet. Une Table des partenaires autochtones a même été établie afin de créer un lien direct entre eux et le gouvernement. Cela dit, l’attitude du gouvernement face aux nations autochtones qui n’ont pas de droits reconnus par des ententes politiques est tout autre.
Les Algonquins et les Atikamekw qui revendiquent des droits ancestraux sur une partie du territoire du Plan Nord n’ont pas été invités à participer à la concertation. Les Premières Nations innues qui s’opposent au Plan Nord, se font simplement dire par le premier ministre que si elles ne veulent pas monter dans le train du développement économique, elles devront trouver ailleurs les moyens pour assurer leur avenir.
Cette attitude rompt avec l’approche partenariale de « nation à nation » qui avait conduit à signer la « paix des braves » avec les Cris et l’entente Sanarrutik avec les Inuits. Ces ententes avaient un double objectif, favoriser le développement économique tout en jetant les bases de la définition d’un nouveau contrat social entre l`État et les Autochtones. Aujourd’hui, la démarche du gouvernement provincial consiste à inviter les Autochtones à entrer « en affaires » avec l’État et l’industrie, mais il n’est plus question de mêler enjeux économiques et politiques.
Le bal de l’industrie
Le Plan Nord est aussi le théâtre, si ce n’est l’agent, d’une autre rupture. Alors que durant les projets de la Baie-James, l’État était à la fois instigateur, investisseur et maître d’oeuvre, aujourd’hui il s’en remet à l’industrie pour fournir les capitaux et mener à bien les projets.
En somme, le Plan Nord est un projet économique fondé sur la philosophie néolibérale du benefit and risk sharing, où les parties, industries, municipalités nordiques, communautés autochtones, partagent les risques et les bénéfices, l’État restant en retrait, une fois le projet lancé.
L’objectif de construction nationale fondée sur le partenariat du « collectif », caractéristique du modèle québécois, s’estompe. La société perd une partie de sa capacité d’orienter son destin en fonction de valeurs collectives, le marché devenant l’acteur central.
Ce repli de l’État, n’est pas en soit la fin du modèle québécois, et n’est pas non plus en contradiction totale avec les aspirations de la population québécoise qui souhaitent que l’État partage avec les autres acteurs son pouvoir d’action.
Choc de la rupture
Le véritable changement vient du fait que l’État retire aujourd’hui à la société civile une partie de ce pouvoir qu’il lui avait confié, et le transfère à l’industrie. En ce sens, il s’agit d’un changement important qui fait en sorte que le modèle québécois rompt avec son passé pour s’inscrire un peu plus dans le néolibéralisme.
En somme, sommes-nous en train d’assister à fin l’« évolution tranquille » québécoise ? Peut-être, mais il est aussi possible qu’un soubresaut de la population vienne contrecarrer, ou à tout le moins, minimiser les répercussions de cette rupture.
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Ce texte est inspiré d’un article publié par l’auteur dans L’État du Québec 2012 publié par l’Institut du Nouveau Monde.
Pour lire le texte original, on va sur le site du quotidien Le Devoir
Ce n’est pas « l’évolution tranquille », mais bien la dépossession tranquille. Un vaste transfère de richesse (bien publique) vers de puissants réseaux d’intérêts privés qui contrôlent nos marionnettes politiques.
L’enjeu porte sur des dizaines de milliards de dollars; voyez vous l’urgence de sortir la clique libérale du pouvoir.