Les auteurs invités sont Antonio Manganella, chargé de plaidoyer responsabilité des entreprises, CCFD-Terre Solidaire, et Olivier Maurel, professeur associé à l’IAE G. Eiffel – UPEC, ancien directeur du Master 2 Management de la RSE
Dumping social et environnemental, délocalisations et licenciements, taux de chômage structurellement supérieur à 8% depuis presque 30 ans, temps partiel subi et précarité de l’emploi maximale pour les moins de 30 ans et les plus de 50 (en particulier pour les femmes), travailleurs pauvres, recul de la protection sociale : autant de maux accrus par une économie financiarisée, mondialisée et dérégulée, et que la crise déclenchée en 2008 est venue exacerber.
Ces réalités, certains candidats à l’élection présidentielle française en parlent, tandis qu’une grande partie des électeurs les vit au quotidien, directement ou à travers des proches. Les faits n’ont donc pas besoin d’être longuement expliqués et les symptômes attendent d’être soignés : mais qu’en est-il des causes ? Pourquoi au Nord comme au Sud de la planète, les travailleurs, les citoyens et l’environnement sont-ils victimes du modèle économique dominant ? L’une des réponses est hélas assez simple : ceux qui jouent avec l’économie ne sont pas ceux qui paient les pots cassés !
La montée en puissance des entreprises multinationales
En 30 ans, le nombre de sociétés multinationales a été multiplié par 10. Nombre d’entre elles ont acquis un pouvoir supérieur à bien des États : à titre d’exemple, le chiffre d’affaires cumulé des 10 premières sociétés transnationales dépasse les PIB de l’Inde et du Brésil. Mais, contrairement aux États et aux personnes physiques, ces entreprises n’ont pas de personnalité juridique internationale. Il n’existe que des entreprises nationales ayant des participations dans des entreprises étrangères.
Concrètement, cela signifie qu’une entreprise multinationale dont le siège social est en France n’est pas juridiquement responsable si ses filiales à l’étranger polluent l’environnement, exploitent ou maltraitent ses salariés ou ses sous-traitants. La dérégulation permet aux investissements et aux bénéfices financiers de traverser les frontières pour revenir au siège social dans les pays riches ou s’arrêter dans des paradis fiscaux ; mais la responsabilité juridique, elle, reste dans les pays où le droit social, environnemental, fiscal est moins exigeant ou moins appliqué.
Un droit à deux vitesses
C’est donc en raison de deux principes « sacrés » du droit des sociétés, la responsabilité limitée et l’autonomie juridique de la personne morale, que les groupes français n’ont presque jamais à faire face au juge en France pour des crimes ou délits dont elles seraient responsables ou complices dans des pays tiers. Et les exemples se multiplient ici aussi. Ainsi, la cour de cassation pourrait exonérer la responsabilité du groupe Total pour la marée noire causée par le naufrage de l’Erika au prétexte que c’était « un navire étranger se trouvant en zone économique exclusive », c’est-à-dire hors des eaux territoriales françaises. Les juges français seraient donc incompétents pour se saisir du dossier.
Autre exemple, au plan social : Serge Vanel, de nationalité française, a travaillé de 1978 à 1985 pour la Cominak, filiale du groupe Areva au Niger. M. Vanel est mort à 59 ans d’un cancer du poumon en 2009 ; sa famille demande que soit reconnue la responsabilité de la société-mère, dont le siège social est à Paris. Selon l’avocat d’Areva : « Nous sommes ici en droit nigérien et c’est l’État où la maladie a été contractée qui est concerné ». Et, aux yeux du droit actuel, il a raison : ce droit-là ne permet pas de rendre une justice sans frontières.
Serait-il utopique de protéger les droits face à un modèle économique devenu prédateur ? Les États ont pourtant bien accepté des abandons de souveraineté pour protéger l’investissement et le commerce international, au sein de l’OMC par exemple. Ainsi, lorsque sont constatées des entorses au libre échange, les autorités compétentes appliquent des sanctions, y compris extraterritoriales. Or quand il s’agit de droits humains et des violations perpétrées par des entreprises, les mécanismes de protection sont souvent des « chiens sans dents ». Cette différence de traitement consacre un principe d’inégalité et non un principe de justice. En bref, les droits humains ont aujourd’hui moins de poids que les droits de la finance et du commerce.
Les entreprises peuvent-elles avoir plus de droits que les citoyens ?
Sous pression de la société civile, des textes internationaux ont reconnu la responsabilité des entreprises en matière de droits de l’Homme : c’est le cas des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux droits de l’Homme et aux sociétés transnationales ou bien des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des multinationales. Cette reconnaissance est un premier pas, mais ces normes demeurent non contraignantes. C’est en tant que garant de l’intérêt général que l’État doit maintenant rendre les entreprises judiciairement comptables de leurs exactions et de celles commises par leurs filiales, quels que soient le pays, le secteur ou le contexte dans lesquels elles interviennent.
Une première mesure concrète, déjà discutée en vain par deux fois à l’Assemblée nationale, consisterait à encadrer la relation entre les maisons-mères et leurs filiales en instaurant la « responsabilité délictuelle du fait d’autrui ». Ceci faciliterait l’accès à la justice pour les victimes des multinationales, partout dans le monde, auprès des tribunaux des pays des maisons-mères.
A moins d’être prisonniers de conflits d’intérêts, le réalisme politique et le pragmatisme ne doivent pas empêcher l’audace et la vision d’avenir, notamment pour les générations futures qui, elles-aussi, ont droit à un développement que l’on veut durable.
Pour lire le texte original, on va sur le site du Bulletin Oeconomia Humana (Chaire de responsabilité sociale et de développement durable)
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