L’auteur invité est Robert Ménard, professeur de sociologie au Cégep régional de Lanaudière à Terrebonne
Les enseignants qui travaillent dans le réseau collégial québécois savent à quel point la répétition fait partie de leur quotidien. Parmi les éléments le plus souvent répétés aux cégépiens lors de la réalisation de leurs travaux figure l’idée que toute affirmation doit être soutenue par des faits. Ces derniers ont parfois le réflexe d’attribuer des caractéristiques et des comportements à leurs concitoyens, sans appuyer le tout par des données, en se fondant malencontreusement sur des préjugés et des stéréotypes.
En ce sens, un des buts de leur formation collégiale sert à corriger ce genre d’erreurs méthodologiques en leur apprenant que toute démarche scientifique doit se baser sur des données qualitatives ou quantitatives. En somme, la science nécessite des informations vérifiées et vérifiables.
Cet aspect fondamental de la science se reflète par ailleurs dans le système judiciaire où des jugements sont exprimés par le biais de faits établis hors de tout doute ainsi que dans le domaine économique, où les entreprises déterminent leurs stratégies de vente en usant d’études de marché qui permettent d’établir un portrait fiable des besoins de leur clientèle. De fait, l’accumulation de connaissances est à la base même du développement et du fonctionnement des sociétés modernes. Afin de combler ce besoin, Statistique Canada collecte des données diverses à travers le pays sur une quantité importante de thèmes (agriculture, commerce, criminalité, éducation, environnement, famille, santé, travail, etc.) depuis de nombreuses années au bénéfice des citoyens canadiens, des chercheurs actuels ou futurs et des décideurs d’organisations à caractère culturel, économique, politique et social.
Cependant, depuis l’élection du gouvernement conservateur, Statistique Canada doit composer avec des décisions qui limitent son pouvoir d’action en plus de compromettre l’exhaustivité et la qualité des enquêtes.
Dans cette optique, la première décision fut de laisser tomber en 2010 le caractère obligatoire du long questionnaire utilisé dans le cadre du recensement. La communauté scientifique avait alors souligné à juste titre le fait que cette décision entravait les recherches à venir en réduisant la portée des données recueillies par cette méthode. Faut-il rappeler qu’un recensement constitue l’outil statistique par excellence ? Après tout, il s’agit de la source la plus fiable et la plus objective d’informations concernant les citoyens canadiens en comparaison à ce que peuvent réaliser les sondeurs ou les centres de recherche possédant des orientations idéologiques de gauche ou de droite.
Au moment de ladite décision, le statisticien en chef de Statistique Canada à l’époque, Munir Sheikh, avait cru bon de démissionner en soulignant que le gouvernement conservateur ne mesurait pas l’ampleur des répercussions à long terme engendrées par les modifications du recensement. De son côté, le gouvernement alléguait que dans sa forme exhaustive, le recensement constituait une atteinte à la vie privée des Canadiens. Il s’agit d’un argument plutôt arbitraire considérant que l’anonymat des répondants est scrupuleusement respecté par Statistique Canada lors de la diffusion des résultats du recensement.
La deuxième décision gouvernementale qui entrave le travail de Statistique Canada fait suite aux compressions contenues dans le budget fédéral 2012. L’enveloppe de Statistique Canada a été réduite de 33,9 millions de dollars, soit 8 % de son budget. À première vue, ces compressions apparaissent similaires aux autres organismes et ministères fédéraux. Toutefois, 20 % des revenus de Statistique Canada proviennent des ministères qui utilisent son expertise pour recueillir des données dans le but d’accroître l’efficience et l’utilité des services publics. Conséquemment, le statisticien en chef actuel de l’agence, Wayne Smith, a affirmé que les compressions dans les autres ministères auront un impact significatif quant au financement de Statistique Canada. À ce sujet, les effets se font déjà sentir puisque près de la moitié des postes au sein de l’agence fédérale pourraient être abolis.
Ces décisions gouvernementales compromettent donc la capacité de Statistique Canada d’accumuler des données utilisées par les scientifiques, les professeurs, les étudiants, les journalistes, les politiciens, les administrateurs, les économistes, les juristes, etc.
Bref, par tout citoyen à la recherche d’études fiables et neutres qui permettent d’analyser un phénomène et de faire le point sur un sujet. Après tout, qui n’a jamais cité Statistique Canada ? Son utilité afin de dresser un portrait juste et crédible concernant la société canadienne n’a-t-elle pas été prouvée à maintes reprises ?
Plus fondamentalement, la désorganisation amorcée de Statistique Canada comme organisme de collecte d’informations laisse présager un futur où il sera ardu pour les citoyens de déterminer si les décisions qui les concernent sont prises en fonction de faits établis ou des intérêts partisans de politiciens qui les gouvernent. En raison des dérives idéologiques possibles, il s’avère alors utile de rappeler que la notion d’économie du savoir qui structure les sociétés contemporaines ne signifie pas qu’il faille économiser le savoir, mais le valoriser dans des conditions organisationnelles propices.
Pour lire le texte original, on va sur le site du quotidien La Presse
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