L’auteur invité est Guillaume Duval, du magazine Alternatives Economiques. On peut aussi consulter sa courte introduction au dossier du numéro de juin d’AlterEco ‘Europe : le changement c’est urgent’ qui traite de la même question.
Alors que la spéculation reprend contre les dettes publiques espagnole et italienne, l’élection de François Hollande pourrait permettre de tourner le dos à l’austérité généralisée en Europe.
Malgré toutes les mesures adoptées depuis 2010 en Europe, la spéculation a repris de plus belle contre les dettes publiques espagnole et dans une moindre mesure italienne. Ce retour de la spéculation marque l’échec définitif de la politique prônée depuis deux ans et demi par la chancelière allemande Angela Merkel et soutenue par l’ancien président français Nicolas Sarkozy. Il faut d’urgence changer de politique en Europe, sinon non seulement la situation économique continuera de se détériorer, empêchant de réduire l’endettement public, mais en plus la situation sociale et politique risque d’échapper à tout contrôle. Avec un risque sérieux d’affrontements de plus en plus violents et d’une progression constante des forces politiques xénophobes, comme l’illustrent déjà la montée de l’extrême droite en Grèce, aux Pays-Bas ou encore en France. La victoire de François Hollande à l’élection présidentielle française pourrait cependant faciliter un virage de la politique européenne. Non seulement parce que la France est la seconde puissance économique du continent mais aussi et surtout parce que de nombreux autres gouvernements – y compris des gouvernements de droite comme le gouvernement espagnol – mesurent désormais combien la politique prônée par Angela Merkel est suicidaire pour l’Europe.
Mais avant d’y revenir, il faut tout d’abord prendre toute la mesure de l’absurdité de la situation dans laquelle se trouve le Vieux Continent. Comparés aux Etats-Unis d’Amérique, les fondamentaux de son économie, comme disent les spécialistes, sont bien meilleurs : l’Europe dispose d’atouts qui devraient lui permettre de sortir relativement aisément de la crise. Tout d’abord, les comptes extérieurs de l’Union sont quasiment équilibrés : les Européens, pris comme un ensemble, ne sont pas du tout dans la situation des Américains qui, depuis de longues années déjà, consomment beaucoup plus qu’ils ne produisent. De même, l’endettement des ménages européens, dans leur ensemble, est nettement plus limité que celui des ménages américains. Tandis que leur épargne est, elle, beaucoup plus importante, trop même dans des pays comme l’Allemagne ou la France. Et c’est le cas également sur le terrain qui semble être aujourd’hui la principale faiblesse de l’Europe, sa dette publique : le niveau de dette publique rapportée au produit intérieur brut (PIB) s’est certes nettement accru depuis 2008 et il atteint désormais 88 % dans la zone euro, mais il est de 100 % aux Etats-Unis et la croissance de cette dette y est beaucoup plus rapide qu’en Europe.
Et pourtant c’est l’Europe qui est au bord de l’apoplexie et a besoin de quémander de l’aide auprès du Fonds monétaire international (FMI) comme un vulgaire pays du Sud. Et c’est en Europe que le chômage atteint chaque mois de nouveaux records, dépassant désormais ceux des années 1990, lors de la précédente grande crise européenne. Alors que le chômage recule mois après mois aux Etats-Unis. Et c’est aussi l’Europe qui est retombée en récession depuis six mois alors que les Etats-Unis s’inquiètent parce que leur croissance n’atteint « que » 2,5 % par an… Certes les « fondamentaux » rappelés précédemment sont des moyennes qui recouvrent une grande diversité de situations à l’intérieur même de l’Europe, mais il n’empêche, une conclusion s’impose : si l’Europe connaît de si graves difficultés actuellement, c’est principalement à cause des erreurs de politique économique commises par les dirigeants européens dans la gestion de cette crise.
La nature de ces erreurs est – malheureusement – aisée à diagnostiquer. Depuis le début des années 2000, l’Allemagne s’est imposé une austérité de fer, limitant fortement la hausse du coût du travail et remettant profondément en cause l’Etat social allemand. Or, aujourd’hui l’industrie allemande s’en sort mieux que les autres, remportant notamment des succès significatifs à l’exportation. D’où la conclusion tirée par les dirigeants allemands (et leur opinion publique) au moment où on les sollicite pour venir au secours des pays en crise : d’accord pour les aider, mais à condition que ceux-ci se soumettent à une cure d’austérité du même type que celle à laquelle les Allemands se sont soumis tout au long de la décennie 2000.
Le drame c’est que cette réaction est parfaitement compréhensible : compte tenu de l’ampleur des sacrifices consentis par les Allemands durant toutes ces années, une autre attitude est en effet difficilement « vendable » aux électeurs allemands. Et pourtant cette politique est suicidaire pour l’Europe. La superaustérité allemande des années 2000 n’a en effet pas eu de conséquences plus négatives pour l’Allemagne elle-même et pour l’Europe uniquement parce qu’elle était compensée dans le même temps par la surconsommation des Grecs, des Irlandais ou encore des Espagnols qui s’endettaient pour acheter des produits allemands. Si tous les Européens s’infligent en même temps le même genre de politique que les Allemands au cours de la décennie 2000, et cela sans que les Allemands eux-mêmes ne se desserrent réellement la ceinture, l’économie européenne court à la catastrophe, car elle tombera inévitablement en récession faute d’une demande intérieure suffisante. Et, comme elle sera en récession, on ne parviendra pas à limiter les déficits. Et du coup l’endettement et la crise des dettes publiques s’aggraveront au lieu de se résoudre. Et comme le chômage montera en parallèle, les troubles sociaux et politiques s’accentueront, menaçant la survie de nos démocraties et celle de l’intégration européenne elle-même. C’est cette mécanique infernale qu’on a déjà vue se mettre en œuvre depuis un an avec le retour de la récession et la hausse continue du chômage.
Pour contrer cette tendance et ses effets dévastateurs, la Banque centrale européenne (BCE) a dû prendre des mesures exceptionnelles. Elle prêtait déjà depuis de longs mois de l’argent aux banques à court terme sans aucune limite de montant, à un taux d’intérêt dérisoire de 1 % bien que l’inflation soit actuellement de 2,6 % par an dans la zone euro, au-delà donc de la limite que la BCE est censée tolérer. Mais elle est allée depuis bien au-delà : en décembre, puis en mars dernier, elle a prêté aux banques européennes plus de 1 000 milliards d’euros, soit 10 % du PIB européen, à un taux de 1 % pour une durée de trois ans… Un cadeau très important au secteur financier, qui peut ensuite reprêter cet argent à 5 % ou 6 % aux Etats, aux particuliers ou aux entreprises. Cette action spectaculaire a eu comme effet de faire baisser provisoirement la pression sur les dettes d’Etat. Mais ce cadeau aux banques n’a pas relancé l’activité. Comme parallèlement l’austérité budgétaire s’accentuait au contraire, les ménages ne souhaitaient pas en effet s’endetter davantage. Et comme les ménages ne consommaient pas, les entreprises ne voulaient pas elles non plus s’endetter pour investir. Résultat : après une brève accalmie, la crise des dettes publiques est repartie de plus belle à cause de la faiblesse persistante des perspectives de croissance, notamment en Espagne et en Italie.
Nous sommes donc actuellement dans une situation parfaitement surréaliste : le policy mix européen, comme disent les spécialistes, se caractérise en effet par la juxtaposition d’une politique monétaire très laxiste et d’une politique budgétaire très restrictive. Autrement dit : les pouvoirs publics subventionnent généreusement les banques, pourtant largement responsables de la crise actuelle, les aidant à faire de nouveau des profits considérables tout en augmentant les bonus de leurs traders et de leurs dirigeants. Pendant qu’ils demandent au contraire aux gens ordinaires, qui n’ont aucune responsabilité dans la crise, de se serrer très fortement la ceinture. Non seulement ce policy mix est socialement et politiquement inique et insupportable, mais en plus il est parfaitement inefficace économiquement puisqu’il ne permet même pas de relancer l’activité… C’est de ce mélange explosif d’injustice et d’inefficacité qu’il faut sortir d’urgence. L’élection de François Hollande à la présidence française sera-t-elle l’événement qui permettra à l’Europe de sortir de ce mauvais film ? Il faut l’espérer. Ce sera en tout cas l’un des principaux enjeux des mois qui viennent…
Pour lire le texte original, on va sur le site d’Alternatives Economiques
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