L’auteur invité est Marc Chevalier, journaliste au magazine français Alternatives Economiques.
Et soudain, la France redécouvrit ses usines. C’était il y a quelques semaines à peine, lors de la campagne présidentielle. Aux chantiers navals de Saint-Nazaire, à l’ancienne aciérie de Gandrange ou à la raffinerie Petroplus de Petit-Couronne, les candidats à la magistrature suprême, journalistes et caméras à leurs basques, ont multiplié les visites et les propositions. Le président élu, François Hollande, a lui-même placé au coeur de son projet économique le redressement industriel et productif du pays. Alors qu’il y a peu encore on ne parlait plus que d’économie de la connaissance, qu’Internet et les services à la personne promettaient monts et merveilles, croissance vigoureuse et emplois par centaines de milliers, ce retour en grâce de l’industrie peut paraître décalé. Il n’en est rien : notre avenir est bel et bien lié à celui de notre industrie.
L’heure est grave en effet. Au fil des plans sociaux, des délocalisations et des fermetures d’usines, l’Hexagone voit son appareil industriel maigrir et dépérir. L’affaire n’est certes pas nouvelle : cela fait quarante ans que cela dure. Mais l’hémorragie s’accélère depuis quelques années avec la concurrence des industries des pays émergents, la montée de l’euro face au dollar et les dégâts de la crise. Au point désormais que le commerce extérieur de la France en pâtit et plonge dans des abysses jusque-là inconnues. On mesure soudain, au moment même où elle est menacée, le rôle que l’industrie a joué dans l’histoire de nos économies, de nos sociétés et de nos territoires depuis plus de deux cents ans. On comprend à nouveau qu’il ne saurait y avoir de prospérité durable sans un commerce extérieur équilibré, pas plus que d’exportations et d’emplois de qualité sans un tissu productif compétitif et bien positionné. On se rappelle que l’innovation naît le plus souvent dans les laboratoires de recherche des usines et que les pays qui surent prendre à temps le train des révolutions industrielles du passé y gagnèrent un leadership dans le monde. On réalise enfin qu’il ne suffirait pas de transformer l’Hexagone en gigantesque parc d’attraction pour touristes fortunés pour faire rentrer les devises dont le pays a besoin et échapper au déclin.
La désindustrialisation, qui frappe la France et les pays riches à des degrés divers depuis des décennies, est le signe du basculement du monde vers les pays émergents en cours depuis une dizaine d’années. Ce rééquilibrage est sain et bienvenu puisqu’il permet à une partie non négligeable de l’humanité de sortir de l’état de pauvreté où elle fut longtemps tenue. Il est cependant déstabilisateur pour les pays d’ancienne industrialisation, puisque leur prospérité future dépend de leur capacité à conserver des activités de production sur leur sol.
Le protectionnisme, une voie sans issue
Que faire ? Certains, jugeant à raison que le libre-échange ne produit pas les fruits que lui prête la théorie économique dominante, proposent de fermer les frontières, qu’elles soient nationales ou européennes. Difficile cependant de suivre leur opinion en espérant que les activités délocalisées dans les pays émergents prennent un jour le chemin du retour. Produire en France ce qu’on n’y produit plus depuis des années, ou ce qu’on n’y a jamais produit, coûterait très cher à la société et l’empêcherait de satisfaire d’autres besoins sociaux. Les premières victimes en seraient d’ailleurs les entreprises hexagonales, qui ont fragmenté leurs processus de production en dispersant leurs activités aux quatre coins du monde et qui se fournissent en composants ou font assembler leurs produits dans les pays de main-d’oeuvre à bas coûts pour les réimporter ensuite sur le sol français.
Malheureusement, ce qui est parti a peu de chances de revenir. Sauf peut-être, pour les biens les plus lourds, si les coûts de transport s’envolent ou si les salaires des ouvriers des pays émergents continuent leur rattrapage à un rythme soutenu, comme c’est le cas en Chine aujourd’hui. D’ici là cependant, les dernières usines de France et d’Europe pourraient avoir mis la clé sous la porte, et la pente serait alors beaucoup plus difficile à remonter.
Car le nouveau ne naît pas de rien, il prospère à partir de l’ancien. Préserver les capacités de production sur le sol français est indispensable pour préparer l’avenir, comme le prouve le fait que les pôles de compétitivité, ces partenariats d’entreprises et de laboratoires de recherche soutenus par l’Etat pour booster l’innovation en France, ont vu le jour dans les vieux bassins industriels, là où existaient déjà, à l’état informel, de telles coopérations. Même les activités en apparence les plus obsolètes peuvent connaître un destin inattendu. Ainsi, l’industrie européenne des machines à tisser paraissait condamnée à terme par le glissement de la production textile vers l’Asie. Qui sait pourtant que les machines qui tissent aujourd’hui la fibre de carbone utilisée pour fabriquer les pièces composites des moteurs des derniers modèles d’Airbus et de Boeing sont les héritières du métier inventé en 1801 par le soyeux lyonnais Joseph Marie Jacquard ? Regarder les vieilles industries mourir sans rien faire, c’est donc hypothéquer l’avenir. Et fermer des usines, disloquer leurs collectifs de travail, c’est perdre des compétences et des savoir-faire qui ont mis des décennies à se constituer et qui pourraient être précieux pour développer de nouvelles activités. La reconversion réussie du site de Bosch à Vénissieux, passé de la production de pompes diesel à l’assemblage de panneaux photovoltaïques, en est une illustration manifeste.
Un chemin de progrès
Mais les images d’Epinal ont la vie dure. Trop souvent dans l’imaginaire collectif, l’industrie reste synonyme d’usines polluantes et de travail aliénant, loin de ses réalités actuelles et futures. A rebours de ces chromos datés, il faut cependant le réaffirmer : l’industrie dessine un chemin de progrès. Elle porte en particulier les espoirs de voir nos sociétés opérer enfin leur conversion écologique : pour avoir une chance d’advenir, cette mutation suppose en effet la mise à disposition à moindres coûts et de la façon la plus large possible d’équipements et de services nouveaux pour réduire nos consommations énergétiques et exploiter le potentiel des énergies renouvelables. Ce qui appelle inévitablement la mise en oeuvre de méthodes de production industrielles que Gilles Le Blanc caractérise notamment par la standardisation et la capacité à réaliser d’importantes économies d’échelle . C’est ainsi que l’industrie a permis, par le passé, de mettre la voiture à la portée de tous et de démocratiser la mobilité. Et c’est ainsi que demain, on peut du moins l’espérer, elle proposera au plus grand nombre des équipements moins énergivores.
L’industrie peut aussi être le vecteur du progrès collectif et d’une nouvelle cohésion sociale. On oublie trop souvent que son essor après la Seconde Guerre mondiale fut au centre de la dynamique des Trente Glorieuses, pendant lesquelles les salariés virent leur pouvoir d’achat progresser au même rythme que les gains de productivité importants qu’elle réalisait. S’il est d’ailleurs une leçon, elle aussi souvent oubliée, à retenir des succès actuels de l’industrie allemande, c’est l’importance qu’elle continue d’accorder, malgré un modèle social il est vrai écorné, à la formation et aux parcours professionnels de ses salariés, ainsi qu’à leur association à la gouvernance des entreprises. […]
Parce qu’ils nécessitent l’émergence d’une nouvelle industrie, les défis environnementaux colossaux auxquels sont aujourd’hui confrontées la France et l’Europe pourraient être le cadre d’un nouveau compromis social, à même de prendre le relais de celui des Trente Glorieuses après plus de trois décennies de crises successives et de montée des inégalités.
Mais cette ambition de réindustrialisation du pays ne pourra se réaliser qu’en franchissant, en même temps, un cap culturel. Il faut en effet mettre fin au désamour entre les jeunes et l’industrie, et faire en sorte que les diplômés de nos grandes écoles d’ingénieurs ne préfèrent plus emprunter systématiquement la voie des salles de marché plutôt que celle des usines ou de leurs laboratoires de recherche et développement. Le rebond en la matière passe aussi par un réinvestissement social de ces carrières.
Ce texte est l’introduction au Hors-série n° 093 – Alternatives Economiques mai 2012. Pour lire le sommaire, on clique ici.
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