L’auteur invité est Jean Gadrey, professeur émérite d’économie à l’Université Lille 1.
Réponse : cela peut être la meilleure ou la pire des choses du point de vue des perspectives du « bien vivre dans un monde soutenable ». On est du côté du meilleur dans certains programmes cherchant à mettre l’économie au service de la transition écologique et sociale, sur un mode démocratique. On est du côté du pire avec le lobbying non dénué de succès des multinationales et de la finance auprès des États et des Nations Unies dans le cadre de la préparation du sommet de Rio + 20.
Curieuse situation quand même où des écolos convaincus se retrouvent en opposition apparemment radicale à propos de deux mots : économie verte. Pas si curieux toutefois vu qu’on a connu cela pour le « développement durable » et que ça continue. Pas si curieux non plus si on admet que les mots sont chargés de significations, avec des groupes aux intérêts opposés s’efforçant de les récupérer au service de leur cause, surtout lorsqu’il s’agit de mots « sympas », évoquant l’intérêt général ou des principes supérieurs légitimes. Or toute entreprise de domination par une minorité cherche à se justifier en invoquant l’intérêt général. C’est comme cela que des multinationales pas très propres, voire très sales, se parent des habits verts du « développement durable », un couple de mots a priori « sympas ». Ce sont à peu près les mêmes qui ont investi l’économie verte, plus facile à vendre dans le monde que « le capitalisme financier verdi », qui correspond pourtant à leur projet…
On pourrait réfléchir ainsi à l’économie verte : l’économie est un moyen, pas une finalité humaine ou de société. Il y a donc autant d’économies vertes (au sens des pratiques économiques « s’intéressant » à leurs rapports à la nature) qu’il y a de finalités de société ou de projet, ou de façons de mettre cette économie verdie « au service de » (des actionnaires, des biens communs…).
On peut avoir une économie verte voyant dans les « ressources naturelles » de nouvelles opportunités de croissance, de profits, de marchandisation et d’appropriation privée (de terres, de forêts, d’espèces, de gènes, des pôles, des océans…), quitte à ce que ces acteurs privés jurent sur la tête de leurs actifs financiers qu’ils gèreront le tout de façon « durable » – à condition toutefois qu’on ne leur impose aucune norme forcément « bureaucratique »… C’est l’économie « croissanciste » verte au sens de Claude Allègre, ou au sens moins caricatural du livre « L’économie verte » de Philippe Jurgensen dont je parle dans mon livre « Adieu à la croissance » (p. 62-64).
Mais on peut aussi avoir une économie verte en tout point opposée à la précédente, visant des finalités de vitalité des écosystèmes, de sobriété assumée, de réduction rapide de l’empreinte écologique et de la pauvreté dans le monde, d’extension de l’agroécologie paysanne, de promotion des biens communs, etc. On était proche de cette vision dans « L’économie durable », hors série d’Alternatives économiques de 2009. Mais il est vrai que « durable » semble a priori plus fort que « vert » et me convient mieux.
J’avais écrit début 2010 un texte pour un numéro des « Cahiers français » (paru en mars 2010), numéro dont le titre était, justement, l’économie verte. On m’avait demandé un article sur « l’économie verte, une issue à la crise ? ». Ce qui suit en reprend de courts extraits, complétés à la fin par des considérations plus actuelles.
Quelle « économie verte » ?
« Notre hypothèse est que, si d’importantes réorientations structurelles de la production et des modes de vie ne sont pas enclenchées rapidement, la crise actuelle, de nature systémique, va se prolonger pendant des années et engendrer de nouvelles périodes récessives. L’économie verte, si on la considère comme une issue possible, n’est donc pas pour nous une simple inflexion de la production en direction de processus et produits plus écologiques, laissant en l’état ou presque le système financier, les inégalités, le pouvoir des actionnaires, le fonctionnement du commerce mondial et le culte de la croissance associé au consumérisme…
« L’économie verte » que nous envisageons est une économie au service d’une société soutenable sur tous les plans : écologique, social, financier et économique, mais aussi démocratique (impliquant une réforme du système des pouvoirs). C’EST BEAUCOUP DEMANDER A L’ADJECTIF « VERT », ET LA REFERENCE A LA SOUTENABILITE SERAIT PLUS APPROPRIEE. »
Je développais ensuite une critique de la croissance verte avant d’en venir à des scénarios « d’économie verte » sans croissance, en montrant qu’aucun scénario de ce type ne pouvait se concrétiser sans une forte réduction des inégalités, autant de thèmes souvent traités sur ce blog. Je concluais ainsi :
« Il faut donc soigneusement distinguer une « économie verte » débarrassée du culte de la croissance, associée à une maîtrise collective de la finance et à une nette réduction des inégalités, du simple verdissement du capitalisme financier, productiviste et inégalitaire encore aux commandes… Verdir le capitalisme financier permettrait sans aucun doute à un segment des entreprises de réaliser des profits élevés sur des marchés émergents. Mais cela laisserait de côté la majeure partie de l’humanité et de la production mondiale… »
La « capture » de l’économie verte et des nations unies ?
Compléments deux ans après cet article : les éléments (relativement) nouveaux depuis 2010 sont la progression de la « capture » des mots « économie verte » par les acteurs dominants du capitalisme financier, et, malheureusement, le relais (partiel) de cette capture par les Nations Unies, une institution elle-même sous la menace d’une « capture » par les lobbies d’affaires. Voici un extrait d’un communiqué commun récent de dix grandes ONG :
« Pour mettre fin à la capture et au contrôle de l’Organisation des Nations Unies par les entreprises (déclaration conjointe de la société civile)
Nous, les organisations signataires, estimons que l’Organisation des Nations Unies (ONU) est actuellement l’institution mondiale la plus démocratique et la plus appropriée pour les négociations internationales. Nous soutenons par conséquent le renforcement des institutions et des processus multilatéraux dans le cadre des Nations Unies, afin de les rendre plus démocratiques et réactifs aux besoins des peuples.
Toutefois, nous sommes fortement préoccupés par l’influence croissante des grandes entreprises et des groupes de pression industriels au sein de l’ONU : à travers leur influence sur les positions prises par les gouvernements nationaux dans les négociations multilatérales, et leur domination au sein de certains organismes et espaces de discussion onusiens. Nous constatons que de plus en plus de politiques de l’ONU ne servent pas nécessairement l’intérêt du public, mais soutiennent plutôt les intérêts commerciaux de certaines entreprises ou certains secteurs d’activité. Le Sommet de la Terre à venir, à Rio en juin 2012, devrait être l’opportunité de stopper cette tendance, de mettre fin aux partenariats douteux entre l’ONU et les entreprises, et de mettre un terme à l’accès privilégié qui a été accordé au secteur des entreprises – et par conséquent à son influence excessive sur d’importants processus multilatéraux et sur les décisions qui y sont liées
Pour lire le texte original, on va sur le blogue de l’auteur.
[...] sans passer par quatre chemins en analysant les forces en présence. L’économiste Gadrey dans un billet déjà paru sur Oikos à propos de l’économie verte dit ceci : « L’économie verte peut être la meilleure ou la [...]