Par Yanick Noiseux, professeur-adjoint au département de sociologie de l’Université de Montréal.
La ministre fédérale des Ressources humaines, Madame Diane Finley présentait récemment les détails de sa réforme de l’assurance-emploi annoncée dans le budget fédéral de mars dernier et qui devront être adoptés dans le cadre du projet de loi C-38. À travers cette réforme redéfinissant la notion « des emplois convenables » que doivent accepter les chômeurs et chômeuses, le gouvernement Harper impose une disciplinarisation accrue de la main-d’œuvre canadienne. Non seulement tous les chômeurs qui ont encore accès au régime devront faire les frais de ce resserrement, mais, plus encore, le gouvernement distingue désormais entre les « bons » et les « mauvais chômeurs ». Ainsi, les « prestataires fréquents », devront dorénavant accepter, dès la huitième semaine (incluant les deux semaines de carence) « tout travail » pour lesquels ils sont qualifiés et rémunéré au-delà de 70 % de leur rémunération précédente sous peine de perdre leur droit aux prestations. Les « travailleurs de longue date », les « prestataires occasionnels » et les « prestataires fréquents » verront ainsi leurs conditions de protection charcutées progressivement en fonction de leur difficulté à se maintenir sur le marché du travail. L’esprit de cette proposition pousse encore plus loin le retournement de la politique économique liée au travail vers une politique fondée sur la flexibilisation du travail et aménagée dans un partenariat à deux avec le milieu des affaires comme l’a d’ailleurs mis en évidence la ministre dans son point de presse en soulignant que les consultations avaient eu lieu essentiellement avec les employeurs.
Pour prendre la mesure de la nouvelle dynamique, un bref retour historique est nécessaire. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, le régime d’assurance-chômage est un des piliers à partir duquel on cherche à édifier le compromis fordiste, ce pacte social entre l’État, les employeurs et les travailleurs et travailleuses permettant d’opérationnaliser une stratégie d’encastrement du marché par l’encadrement de l’emploi de manière à contrer les vices marquants du capitalisme. C’est l’ensemble de cette construction qui sera remis en question au tournant des années 1980 avec le passage à un régime néolibéral reposant essentiellement sur quatre piliers : la libéralisation, la déréglementation, la privatisation et la réduction des politiques sociales. Appliquée au marché du travail, la déréglementation devient la flexibilisation, qui constitue le moyen par lequel on cherchera à se défaire des « rigidités ». La « nouvelle combinatoire productive », pour reprendre les mots du sociologue français Jean-Pierre Durand, instaure une dynamique de centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques du travail. On assiste à une multiplication des statuts d’emploi qui se traduit par une montée rapide et soutenue du nombre d’emplois atypiques (qui représentent aujourd’hui près de quatre emplois sur dix au Québec) caractérisés par une rémunération moindre, un accès restreint aux régimes d’avantages sociaux privés, une éligibilité partielle aux régimes publics de protection sociale ainsi qu’à la représentation syndicale et la négociation collective. Les nombreuses réformes de l’assurance-chômage, puis de l’assurance-emploi, ont d’ailleurs déjà fortement restreint l’accès au régime pour de nombreux travailleurs. Ainsi, moins de 46 % des travailleurs ont aujourd’hui accès à cette protection (comparativement à 85 % en 1986). Plus encore, ce pourcentage chute de près d’une dizaine de points pour les femmes qui travaillent davantage à temps partiel et qui sont plus sujettes aux restrictions. Ce que l’on voit poindre avec les nouvelles modifications au régime de l’assurance-emploi, c’est, d’une part, que ce projet constitue une attaque frontale contre des contingents importants de travailleurs atypiques déjà précarisés. À ce titre, nous pensons aux travailleurs saisonniers dont on a beaucoup parlé et qui représentent à eux seuls plus du tiers des prestataires québécois, mais également aux nombreuses travailleuses à temps partiel qui gagnent moins de 14 $, soit le seuil à partir duquel le chômeur ou la chômeuse devra accepter pratiquement – reste à voir ce que les fonctionnaires définiront comme un « emploi similaire » – n’importe quel emploi disponible dans leur région.
Par ailleurs, et il nous apparaît important de le souligner à grand trait, la logique de flexibilisation s’est aussi appuyée depuis une vingtaine d’années sur l’essor du travail migrant temporaire. Le gouvernement a ainsi favorisé de plus en plus le recrutement temporaire de travailleurs étrangers – dont le nombre est passé de 120 000 à 182 000 entre 2001 et 2010 (Citoyenneté et Immigration Canada) – au détriment de l’immigration d’établissement dans le cadre d’une politique d’immigration à deux vitesses : l’une pour les travailleurs qualifiés qui ont accès à la citoyenneté pleine et entière et une autre pour des travailleurs non qualifiés, soumis aux restrictions liées à un permis de travail nominatif bridant leur liberté de mouvement, les cantonnant sur les marchés périphériques du travail et les reléguant dans un « no man’s land » en marge de la citoyenneté (Piché, 2009). Or, le gouvernement pousse aujourd’hui encore plus loin l’instrumentalisation de cette main-d’œuvre aux fins d’une stratégie d’éclatement d’un régime d’assurance-emploi de type universaliste et de mise en concurrence des travailleurs en introduisant de nouvelles segmentations entre les différents « types » de chômeurs. La ministre l’a bien dit en conférence de presse : « Ce que nous voulons faire, c’est de nous assurer que les Mcdonalds de ce monde ne soient pas obligés de faire venir des travailleurs temporaires étrangers pour faire un travail que des Canadiens sur [sic] l’assurance-emploi peuvent faire » (CPAC, en ligne, notre traduction). Comme si la légitimité de ces programmes ne pouvait pas être remise en cause. Et si les « pénuries » de main-d’œuvre dans les « Mcdonalds de ce monde » s’expliquaient par les salaires trop faibles et les conditions de travail souvent dégradantes ? Le gouvernement fait l’économie de ces réflexions.
On rappellera pour conclure, comme le soulignent Pierre Dardot et Christian Laval, que « la transformation des marchés du travail [à l’ère de la raison néolibérale] n’est ni le fruit du hasard, ni celui du laissez-faire. Elle est le résultat d’une action continue et multiforme des États eux-mêmes, ainsi que des entreprises et des administrations engagées dans une transformation globale des institutions, des relations sociales et des manières de gouverner en s’appuyant sur le principe de la concurrence » (La nouvelle raison du monde, 2009). Ce que nous montre la réforme de l’assurance-emploi, c’est un gouvernement en action et plus préoccupé par la mise en concurrence des travailleurs les uns contre les autres que par un souci de mettre en place une politique du travail assurant un minimum de dignité à ceux et celles déjà projetés sous le joug de la vulnérabilité sociale.
Il y aura, à partir de 2013, des coupes massives de prestations visant les saisonniers mais aussi tous les salariés qui ne travaillent pas à l’année (employés de soutien et de garderie en milieu scolaire, chargés de cours, intermittents du monde du spectacle et du cinéma, etc.). Tout cela affectera à coup sûr leur vie familiale mais aussi l’économie locale et régionale. Rappelons une évidence : les prestations de chômage servent à payer les comptes et l’épicerie. Quel sera le coût humain de ces mesures annoncées et celui sur l’économie des régions et des provinces?
Stigmatiser ceux et celles d’entre nous vivant dans des régions où l’activité saisonnière domine les réalités économiques, leur en faire porter la responsabilité, les discriminer en créant une nouvelle sous-classe de chômeurs appelée « prestataires fréquents », pointer ceux et celles à statut précaire, relève non seulement d’une mesquinerie sans nom mais entraînera des conséquences très graves. En sont-ils conscients à Ottawa? Bien sûr que oui.