L’auteur invité est Denis Clerc, fondateur du magazine Alternatives Economiques.
Idéologie (du grec idea, idée, et logos, science) : nom féminin, désigne les idées de qui ne pense pas comme moi
Qu’est-ce qui « a longtemps souffert d’être une idéologie totalitaire » ? Spontanément, j’aurais tendance à répondre : la « science » économique dominante, celle qui estime que le Smic est trop élevé, les prestations sociales trop coûteuses, les profits insuffisants et le marché un excellent régulateur. Eh bien non, je me trompais du tout au tout. Eric Le Boucher, dans Les Echos du 22 juin, commentant le sommet de l’ONU sur l’environnement, a trouvé le coupable : c’est l’écologie. Si ce sommet a été un échec, bien que, selon les experts du PNUE (Programme des Nations-Unies pour l’environnement), la situation se dégrade de façon inquiétante sur les fronts les plus essentiels (changement climatique, pollution des mers, biodiversité), c’est la faute à l’écologie. Parce que cette dernière est en quelque sorte capturée par des « fanatiques », qui, refusant de faire confiance à la science pour trouver des « alternatives économiques et agréables », veulent « tout changer dans nos modes de vie » et s’appuient sur « la contrainte de la loi » pour y parvenir. Résultat : « la carotte bio est trop chère, la voiture électrique n’a pas d’autonomie, les énergies renouvelables sont intermittentes et hors de prix pour les contribuables ».
Ainsi donc, j’ai appris que, si les mers sont polluées à l’excès, si la biodiversité diminue dramatiquement, si la température du globe monte, c’est à cause des carottes bio trop chères. Enfin, j’exagère : c’est notamment à cause des carottes bio. A vrai dire, cela ne m’avait pas sauté aux yeux, et naïvement, je pensais que, si les carottes bio étaient chères, c’est parce que leur production demandait plus de travail. Et il me semblait que si de plus en plus d’acheteurs acceptaient ainsi de payer plus cher, c’est en grande partie parce qu’ils y voyaient un investissement santé, dont ils seraient bénéficiaires, eux et toute la collectivité. De même, pour les énergies renouvelables, elles sont effectivement deux à trois fois plus coûteuses que les énergies fossiles (y compris nucléaires), mais je pensais (naïf que je suis) que nos petits-enfants nous seraient sans doute reconnaissants d’avoir ainsi sacrifié un peu de notre présent pour sauvegarder leur avenir. Ce qui me renforçait dans cette idée d’une indispensable solidarité intergénérationnelle, c’est qu’Eric Le Boucher – et quantité de ses collègues – ne manquent pas une occasion de dire la même chose à propos des retraites (il faut travailler plus longtemps pour sauver les retraites à venir), preuve que, bien qu’économistes, ils y sont sensibles. Je trouve donc bizarre qu’ils semblent restreindre le raisonnement aux seules retraites, pas à l’énergie, aux carburants et à l’agriculture bio. En effet, pour les retraites, bien que la potion soit amère pour beaucoup, et notamment pour tous ceux qui ont commencé à travailler très tôt (et pour lesquels la collectivité a dépensé en formation bien moins qu’en faveur de ceux qui ont poursuivi leurs études et commencé à travailler tard), je ne les ai pas entendus dire qu’il fallait attendre que des « alternatives économiques et agréables » se profilent à l’horizon pour appliquer les réformes au forceps.
A vrai dire, je connais une « alternative économique et agréable » pour rendre la pilule moins amère pour tous ceux qui, socialement, sont en bas de l’échelle des revenus, sans pour autant devoir sacrifier le long terme au court terme : réduire les inégalités, de sorte que, même dans ce bas de l’échelle, on puisse mener une vie digne. Or, c’est l’inverse qui s’est produit depuis 2003 (première année pour laquelle les chiffres sont disponibles). Le dixième le moins favorisé de la population – 6,5 millions de personnes – a vu son niveau de vie[2] baisser entre 2003 et 2009, tandis que le niveau de vie du dixième le plus favorisé progressait d’un peu plus de 10 %. Ce sont ainsi 4 milliards de revenu annuel qui se sont évaporés au détriment des plus pauvres. Tandis que, de leur côté, les plus riches ont vu leur niveau de vie annuel se gonfler de 8 milliards. On pourrait ainsi atténuer, voire annuler, le coût social actuel des mesures bénéfiques aux générations à venir. Mais pourquoi donc Eric Le Boucher n’en parle-t-il pas ? Certainement pas par idéologie, voyons. Il n’est pas écologiste, lui.
Pas davantage que Christian Gérondeau auquel il fait référence. Dans Ecologie, la fin (éd. du Toucan, 2012), cet X-Ponts, qui a longtemps piloté la Fédération des Automobiles Club de France, avance que la crainte du changement climatique est une ineptie orchestrée par quelques organisations, dont le seul effet est d’avoir incité en vain à dépenser des centaines de milliards de dollars pour réduire les consommations d’énergie fossile et développer des énergies renouvelables inutiles et coûteuses. J’ai dans ma bibliothèque un livre, Candide au pays des libéraux (éd. Albin Michel, 1997) tiré d’une mission qui lui avait été confiée par le Ministre des Transports de l’époque, Bernard Pons afin d’« analyser la politique générale de l’emploi (…) notamment [aux] Etats-Unis et [en] Grande-Bretagne ». Je ne peux résister au plaisir de citer deux phrases tirées de la 4è de couverture d’un livre préfacé par Alain Madelin, dédicacé à Frédéric Bastiat (« qui mena le même combat ») et sans doute financé par le Ministère en question, mais avec des droits d’auteur privatisés : « Qui sait qu’il existe aux Etats-Unis (…) un système de santé publique qui protège soixante dix millions de pauvres et de personnes âgées (…) ? » « Qui sait que, d’après l’OCDE, les inégalités sont moins grandes aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne qu’en France ? » A l’heure où la Cour Suprême des Etats-Unis vient de valider une loi permettant à 16 millions de pauvres de pouvoir enfin être couverts par une assurance-maladie, et à l’heure où l’OCDE vient de publier (sous le titre révélateur « Toujours plus d’inégalité ») un rapport qui montre que les Etats-Unis sont, après le Mexique, le pays le plus inégalitaire des 27 pays de l’OCDE (position qu’ils occupaient déjà en 1985, mais qui s’est accentuée depuis), on pourra juger du caractère évidemment scientifique, et pas du tout idéologique, de telles affirmations.
Pour lire le texte original, on va sur le blogue de l’auteur
Merci pour cet article fort révélateur.