L’auteur invité est Dani Rodrik, professeur en économie politique internationale à l’Université de Harvard, auteur de The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy (Le Paradoxe de la globalisation : démocratie et avenir de l’économie mondiale).
La nomination de Jim Yong Kim comme président de la Banque mondiale a pu sembler prévisible, étant donné la tradition de longue date faisant de ce choix une prérogative américaine. Mais même le climat de compétition entre Kim et les autres candidats, Ngozi Okonjo-Iweala et José Antonio Ocampo, a servi à révéler un profond fossé dans le champ de la politique du développement, parce que Kim et ses deux rivaux ont nettement représenté des approches différentes.
La vision représentée par Kim est ascendante. Elle se concentre directement sur les pauvres et sur les prestations de services, par exemple d’éducation, de santé et de micro-crédit, destinées aux communautés. La devise de cette tradition pourrait être : « le développement s’accomplit projet par projet ».
L’autre approche, représentée par Okonjo-Iweala et Ocampo, adopte une approche macro-économique. Elle promeut les larges réformes qui affectent l’environnement économique global et se concentre ainsi sur des secteurs tels que le commerce international, les finances, la macro-économie et la gouvernance.
Les partisans du premier groupe vénèrent les chefs d’O.N.G. comme Mohammad Yunus, dont la Banque Grameen innové dans le secteur de la micro-finance, et Ela Bhatt, un fondateur de l’Association pour l’auto-emploi des femmes en Inde (SEWA). Les héros du deuxième groupe sont les ministres réformistes des finances ou de l’économie comme l’Indien Manmohan Singh ou le Brésilien Fernando Henrique Cardoso.
A première vue, ceci pourrait ressembler à un autre conflit entre économistes et non-économistes, mais la rupture est interne aux frontières disciplinaires, plutôt qu’externe. Par exemple, les études récentes menées par des expériences de terrain et des essais comparatifs randomisés (RCT), qui se sont répandues comme une trainée de poudre parmi les économistes du développement, se situent dans la stricte tradition du développement ascendant.
Il n’est pas facile de déterminer l’efficacité comparée des deux perspectives. Les partisans de l’approche macro précisent que les plus grands succès du développement ont typiquement été le résultat de réformes macro-économiques. Les réductions dramatiques de la pauvreté réalisée par la Chine en quelques décennies, aussi bien que par d’autres pays asiatiques comme la Corée du Sud et Taïwan, ont résulté en grande partie d’une meilleure gestion de l’économie (ainsi que des investissements préalables dans l’éducation et la santé, qui ont pu jouer un rôle). Les réformes dans les schémas d’intéressement et du droit de propriété, et non pas les programmes combattant la pauvreté, ont permis à ces économies de décoller.
L’ennui est que ces expériences ne se sont pas avérées aussi instructives que prévu pour d’autres pays. Les réformes sur le modèle asiatique supportent mal le voyage et en outre, il existe une forte polémique significative sur le rôle des politiques spécifiques. En particulier, la clé du miracle de la libéralisation asiatique était-elle économique, ou bien était-elle due aux limites qui ont pesé sur ce phénomène ?
D’ailleurs la tradition macro vacille entre des recommandations spécifiques (« ayez des tarifs bas et uniformes », « relevez les plafonds des taux d’intérêt sur les banques », « améliorez votre classement Doing Business ») ; ces recommandations trouvent un soutien limité dans les résultats d’études portant sur plusieurs pays et dans les recommandations vagues qui manquent de contenu opérationnel (« intégrez l’économie mondiale », « réalisez la stabilité macro-économique », « améliorez l’application des contrats »).
Les spécialistes du développement de la tradition ascendante quant à eux, peuvent justement revendiquer leurs succès en démontrant l’efficacité de l’éducation, de la santé publique, ou des projets de micro-crédit dans des contextes spécifiques. Mais trop souvent, de tels projets traitent les symptômes plutôt que les causes de la pauvreté.
La pauvreté est souvent mieux traitée non pas en aidant les pauvres à être meilleurs dans ce qu’ils font déjà, mais en les conduisant vers des activités tout à fait différentes. Ceci réclame la diversification de la production, de l’urbanisation et de l’industrialisation, ce qui exige en outre des interventions politiques qui peuvent se trouver à une distance considérable des pauvres (tels que la mise au point de réglementations ou le ciblage de la valeur de la devise).
D’ailleurs, comme avec des réformes économiques de niveau macro, il existe des limites à ce qui peut être appris à l’occasion de différents projets. Un essai comparatif randomisé RCT, conduit dans des conditions spécifiques, ne produit pas d’éléments probants tangibles utilisables pour des décisionnaires dans d’autres arrangements. L’étude exige un certain degré d’extrapolation, convertissant des évaluations randomisées d’éléments probants tangibles en éléments probants contestables.
La bonne nouvelle est qu’il y a eu de vrais progrès en politique du développement, et qu’au-delà des différences doctrinales, il existe une certaine convergence – non pas sur ce qui fonctionne, mais sur la façon dont nous devons réfléchir et mener les politiques de développement. Les meilleures études récentes dans les deux traditions partagent des préférences communes. Les deux préfèrent des stratégies diagnostiques, pragmatiques, expérimentales et spécifiques au contexte.
La politique de développement conventionnelle a connu certaines modes, se déplaçant d’une grande difficulté à l’autre. Le développement est retenu par trop peu de gouvernance, trop de gouvernance, trop peu de crédit, l’absence des droits de propriété, et ainsi de suite. Le remède est dans la prévision, le Consensus de Washington, le micro-crédit, ou la distribution de titres de propriété aux pauvres.
En revanche, les nouvelles approches sont agnostiques. Elles reconnaissent que nous ne savons pas ce qui fonctionne et que les contraintes obligatoires au développement tendent à être spécifiques au contexte. L’expérimentation politique est un élément central de découverte, couplée à la surveillance et à l’évaluation pour clore la boucle d’apprentissage. Les expériences n’ont pas besoin d’être de type RCT. La Chine a certainement appris de ses expériences de politique sans groupe témoin déterminé.
Les réformateurs de cette approche ont des soupçons quant aux « meilleures pratiques » et aux modèles universels. Ils s’orientent plutôt vers des innovations politiques petites et grandes, conçues en fonction des circonstances économiques locales et des difficultés politiques.
Le champ du développement politique peut et doit être réunifié autour de ces approches diagnostiques et contextuelles partagées. Les économistes du macro-développement doivent identifier les avantages de l’approche expérimentale et adopter l’état d’esprit politique des partisans de l’évaluation randomisée. Les économistes du micro-développement doivent reconnaître que l’on peut apprendre de divers types d’éléments probants et que, même si les évaluations randomisées sont très utiles, l’utilité de leurs résultats est souvent limitée par la portée étroite de leurs applications.
En fin de compte, les deux camps doivent se montrer plus humbles : les partisans du macro-développement au sujet de ce qu’ils connaissent déjà, et les partisans du micro-développement au sujet de ce qu’ils peuvent apprendre.
Copyright: Project Syndicate, 2012.
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Traduit de l’anglais par Stéphan Garnier
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