L’auteur invité est Philippe Chalmin, professeur d’histoire économique à l’Université Paris-Dauphine, directeur du rapport Cyclope.
Le marché mondial du minerai de fer s’est construit sur une logique de contrats : producteurs et importateurs s’entendaient sur un prix, fixé pour une année. Mais avec l’explosion des besoins chinois, cette concertation a été abandonnée au profit du marché libre.
Pendant longtemps le marché mondial du minerai de fer a fonctionné sur un modèle radicalement différent de celui des autres matières premières. Il s’agissait en fait d’un oligopole bilatéral : un petit nombre de producteurs-exportateurs d’un côté et quelques sidérurgistes, souvent regroupés en associations nationales, de l’autre. Les grands exportateurs étaient l’Australie (quatre ou cinq sociétés mais en fait deux dominantes, BHP et Rio Tinto) et le Brésil (une seule entreprise, Vale). En face il y avait essentiellement les sidérurgies japonaise et européenne, l’Amérique du Nord disposant de ses propres ressources.
La fin d’un monde sans Chine
Traditionnellement, le minerai de fer faisait l’objet de contrats d’approvisionnement à long terme. Il suffisait chaque année de renégocier le prix du contrat. Pendant longtemps en effet il n’y eut pas de marché spot du minerai de fer. Une fois par an, à partir de l’automne, mineurs et sidérurgistes se rencontraient pour négocier le prix de l’année à venir. Les discussions pouvaient durer plusieurs semaines. Et puis soudain un premier accord était signé – à la hausse ou à la baisse – entre un mineur et un sidérurgiste. Dans les heures qui suivaient, toutes les négociations en cours s’arrêtaient et l’ensemble des prix s’alignaient sur la nouvelle cotation de référence. Il y eut ainsi des périodes où les accords étaient fixés entre Australiens et Japonais, puis ce fut plus souvent le cas entre Brésiliens et Européens. Le grand avantage du système était, pour tous les acteurs, la stabilité du prix sur l’ensemble de l’année. Sa principale faiblesse était de ne pas tenir suffisamment compte des évolutions de la conjoncture, en particulier en ce qui concernait le marché de l’acier.
Mais, au tournant des années 2000, la situation a commencé à changer : la Chine est devenue un acteur de plus en plus marquant sur le marché du minerai de fer. De 50 millions de tonnes en 2002, ses importations ont approché les 600 millions de tonnes en 2011 ! Au début, les Chinois ne participaient pas aux négociations annuelles et appliquaient les prix fixés pour l’année. Cependant, à partir de 2005, la montée en puissance des besoins chinois, ainsi que la hausse des prix de l’acier, ont été à l’origine de fortes hausses du prix du minerai de fer.Les trois grands mineurs (BHP, Rio Tinto et surtout Vale) en ont,en effet, profité pour obtenir des sidérurgistes des hausses substantielles dans le cadre de leurs négociations annuelles. Mais l’augmentation de la demande a été telle que, parallèlement, a commencé à se développer, sur la base des exportations indiennes vers la Chine, un véritable marché spot dont la cotation de référence sont les » coût et fret, port chinois « .
Victoire de la main invisible
À partir de 2008, les marchés du fer et de l’acier sont entrés dans une période de forte turbulence. Le système des négociations annuelles s’est révélé trop rigide : à certains moments les prix du marché spot étant de moitié supérieurs à ceux des contrats annuels. Dans les négociations, la Chine s’est montrée relativement maladroite, incapable de parler d’une seule voix : il y a en effet plus d’une centaine de producteurs d’acier en Chine et le plus important, Baosteel, pèse moins de 10 % de la production nationale. Une année, c’est Baosteel qui négocie pour l’ensemble de la Chine, une autre, l’association des producteurs (la CISA), mais les résultats ne sont guère plus probants.
Alors que le système des prix spots se développait, les grands mineurs, notamment BHP et Rio Tinto, ont été pour leur part soumis à la pression des marchés financiers : la logique de prix annuels s’accommodait de moins en moins avec celle de la publication de résultats trimestriels. Dès 2010, le principe des prix annuels a été remis en cause au profit de systèmes trimestriels, eux-mêmes fondés sur des moyennes de prix sur le marché spot. En 2012, la disparition des prix contractuels est chose faite alors que se développent, à Singapour et à Londres des contrats sur les premiers marchés à terme du minerai de fer.
Ainsi, en l’espace de quatre ou cinq ans, le minerai de fer est devenu une matière première comme les autres, cotée sur un marché à terme. Ceci concerne des flux maritimes de près d’un milliard de tonnes, de loin la marchandise pondéreuse la plus échangée sur la planète. Pourtant la structure du marché est encore plus concentrée qu’à la fin du XXe siècle : trois pays producteurs représentent les deux tiers de l’offre et un consommateur en pèse pour plus de la moitié.
À la fin, c’est la logique du marché qui l’a emporté. De ce point de vue le cas du minerai de fer est exemplaire notamment pour toutes les réflexions qui ont porté ces dernières années sur la stabilisation des marchés des matières premières. Il y a peu de produits se prêtant aussi bien à une logique de contractualisation sur le moyen et le long terme : régularité des flux, petit nombre d’acteurs, nécessité d’investissements de long terme… On peut bien sûr accuser la logique financière de très court terme des compagnies minières, souligner l’incapacité de la sidérurgie chinoise à s’organiser, fustiger même la stratégie de certains sidérurgistes, comme Arcelor Mittal, qui ont contribué à déstabiliser en aval le marché de l’acier. Mais le résultat est là : le prix du minerai de fer fluctue désormais au quotidien et a pu varier en 2011 de 195 dollars (150 euros) à 115 dollars la tonne pour coter à 140 dollars au début du printemps 2012. C’est maintenant sur le marché que se juge chaque jour la bataille du fer !
Pour lire le texte original, on va sur le site du magazine Alternatives Economiques.
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