L’auteur invité, Antoine Colombani, a été chercheur au think-tank Policy Network (Londres) et est présentement membre du comité de rédaction de La Vie des Idées. (extraits)
Le « nouveau conservatisme » a le vent en poupe outre-Manche, alors que le gouvernement travailliste de Gordon Brown s’enfonce dans des abîmes d’impopularité. S’il offre le visage rassurant d’un conservatisme enfin débarrassé du dogme néolibéral, le renouveau idéologique impulsé par David Cameron s’effectue à la faveur d’un retour à la pensée conservatrice la plus traditionnelle.
Dans quelques mois, sauf coup de théâtre, David Cameron s’installera au 10 Downing Street. Relégué aux marges du débat politique après la victoire éclatante de Tony Blair en 1997, le Parti conservateur connaît, grâce à l’usure du Labour et au talent de son nouveau leader désigné en 2005, une nouvelle jeunesse. Comme lors de l’ascension du New Labour – période où ont émergé les concepts de « capitalisme des stakeholders » puis de « troisième voie » – cette nouvelle donne politique est accompagnée par des développements significatifs sur le terrain des idées. Autour de David Cameron et dans les think tanks conservateurs, on tente aujourd’hui de définir le « conservatisme du XXIe siècle ». […]
La rupture avec le thatchérisme
Le changement de discours du Parti conservateur est sans aucun doute l’un des facteurs essentiels de la réussite de David Cameron. Son élection a mis fin à la mainmise de l’aile droite du parti, dont étaient issus ses deux précédents leaders, Ian Duncan Smith et Michael Howard. Cameron est parvenu à incarner à la fois le renouvellement générationnel et la modernisation idéologique du conservatisme. Il a habilement mis l’accent sur les faiblesses et les contradictions du New Labour tout en revendiquant le centre de l’échiquier politique. Il est parfois allé jusqu’à se présenter implicitement comme le meilleur héritier de Tony Blair face à un Gordon Brown qui renouerait selon lui avec les démons du vieux parti travailliste. Ainsi, on retrouve dans ses discours le même balancement entre « l’efficacité économique » et « la justice sociale » – une expression vouée aux gémonies par les thatchériens. […]
L’originalité de David Cameron est d’avoir choisi de mettre l’accent sur les problèmes sociaux du pays, du moins avant que n’éclatent la crise financière et la récession. Ses discours décrivent une « société brisée » que le New Labour n’est pas parvenu à réparer. Malgré la croissance économique et la redistribution des années Blair, le mal-être des quartiers défavorisés, les problèmes éducatifs, la pauvreté des enfants, la toxicomanie, l’alcoolisme et les grossesses précoces marquent toujours la Grande-Bretagne et sont souvent aggravés par rapport aux pays voisins. Face à tous ces maux, David Cameron en appelle à la solidarité de tous : « Nous avons une responsabilité partagée, […] we are all in this together ». Alors que Margaret Thatcher affirmait « la société, ça n’existe pas ! », Cameron déclare : « La société existe, mais ce n’est pas la même chose que l’État ! » […]
La « conscience sociale » de David Cameron et son abandon du dogme néolibéral conduisent souvent à le présenter comme un centriste pragmatique, dans la lignée d’Harold Macmillan ou de Ted Heath. Tout comme ils s’étaient pliés au « consensus social-démocrate » de l’après-guerre, les Tories auraient abandonné leurs oripeaux idéologiques pour se fondre dans le moule du libéralisme social du New Labour. Les Britanniques préféreraient confier la gestion de ce nouveau compromis post-thatchérien à un parti conservateur modernisé, tout comme ils avaient choisi de leur confier la consolidation de l’État-providence à partir de 1951. Si cette interprétation a pour elle les nombreuses similitudes entre les discours de Tony Blair et de David Cameron, elle néglige les accents fortement idéologiques du nouveau conservatisme tel qu’il est théorisé dans les cercles intellectuels proches du parti, mais aussi tel qu’il est présenté par son chef de file. […]
Ces références viennent à l’appui d’une démonstration qui consiste à faire de l’État centralisé et bureaucratique la principale cible de la critique conservatrice, tout comme le « collectivisme » était l’ennemi juré du thatchérisme. À l’heure du New Labour, ce n’est plus le « socialisme » des travaillistes qui est visé mais leur « étatisme ». Les Tories contestent à la fois l’augmentation du poids du secteur public dans le PIB – lequel, resté stable à environ 36 % entre 1979 et 1997, devrait atteindre 43 % en 2010 – et l’intrusion croissante de l’État dans la vie des citoyens, par exemple lorsque l’État-providence en vient à s’intéresser à la petite enfance ou lorsque le système d’allocations mises en place pour lutter contre la pauvreté conduit à vérifier les revenus et les modes de vie de chacun. Selon cette analyse, les travaillistes ont renoué avec leurs vieux démons : la fuite en avant étatiste qui consiste à « taxer et dépenser », à vouloir tout « commander et contrôler » au nom d’idéaux abstraits – ce travers étant particulièrement prononcé chez Gordon Brown. À l’inverse, comme le dit Cameron : « Nous ne regardons pas la société de haut en bas, comme une sorte de projet national qui aurait à être géré, dirigé et évalué. Nous regardons la société de bas en haut, comme constituée d’individus, de familles, de communautés, d’organisations de bénévoles et de groupes religieux, d’entreprises – tout cet émerveillement complexe suscité par un pays moderne, divers ».
La véritable « troisième voie » ?
Ce substrat idéologique permet d’éclairer certaines implications pratiques de l’idée de « responsabilité partagée » chère à David Cameron. La défense de la société conduit à préconiser des solutions « à l’échelle humaine » aux problèmes sociaux, face à l’intervention bureaucratique et impersonnelle de l’État centralisé. L’action publique doit d’abord prendre des formes nouvelles : la décentralisation de la gestion des services publics doit devenir la règle, avec par exemple une autonomie plus grande accordée aux écoles et aux hôpitaux, et les usagers doivent se voir proposer suffisamment de « choix » entre les prestataires tout en ayant systématiquement leur mot à dire sur la manière dont ils sont gérés – par exemple en élisant directement les commissaires de police. Il s’agit aussi d’accroître la dévolution du pouvoir aux collectivités locales. Enfin et surtout, le tiers secteur et les associations de bénévoles doivent être plus fortement soutenus et associés à la gestion des services publics. Tous ces thèmes, qui constituent autant d’emprunts au discours de Tony Blair, sont associés à la thèse selon laquelle le Labour aurait trahi les espoirs placés en lui en renouant avec le centralisme bureaucratique.
Mais parce qu’il s’appuie sur une critique systématique de l’État, le cameronisme prend des accents beaucoup plus radicaux. S’inscrivant en faux contre la déclaration de Gordon Brown selon laquelle « seul l’État peut garantir l’équité », Cameron estime que le secteur public doit savoir « lâcher prise », et ne pas hésiter « à dire au club de jeunes qui enseigne à des enfants exclus de l’école, au centre de désintoxication qui obtient les meilleurs résultats pour aider les gens à reconstruire leur vie, ou à l’association religieuse caritative qui donne des conseils de vie saine : notre bilan est mauvais, le vôtre est excellent, donc c’est vous qui devriez prendre la main ». Cameron met en cause la politique redistributive du New Labour en ces termes : « La réponse que privilégie Gordon Brown face à la pauvreté vient tout droit du manuel de base du big government – l’État octroie massivement des allocations sous conditions de ressources, gère des programmes pour le retour à l’emploi, développe des règles, processus et initiatives de plus en plus complexes, qui pourtant laissent toujours les personnes et les familles sur le carreau. […] La déficience tragique de l’approche bureaucratique du Labour est le manque d’aide “à l’échelle humaine” apportée à des personnes qui ont besoin, non seulement d’argent, mais de soutien humain. […] Un environnement familial stable, à l’abri de la dépendance envers les drogues ou l’alcool, est la première étape vers l’autosuffisance. Ce ne sont pas là des choses que la bureaucratie peut fournir. Les grandes bureaucraties créées par le Labour effraient et ne tendent pas la main à ceux qu’elles effraient ». […]
Quel conservatisme ?
Les éléments de continuité avec les politiques de Margaret Thatcher ne manquent pas : hostilité à l’intervention publique dans l’économie, critique de la bureaucratie et du corporatisme, défense des traditions, de la famille et de la « loi et l’ordre », souverainisme hostile à la construction européenne. En ce sens, David Cameron se distingue des conservateurs pragmatiques des années 1950 à 1970 [19]. Pourtant, le « conservatisme moderne » apparaît bien comme un objet idéologique distinct, qui n’est réductible ni au thatchérisme ni au néoconservatisme.
Il existe certes une lecture « tory » du thatchérisme, qui minimise ses aspects néolibéraux. À certains égards, la politique de Margaret Thatcher apparaît bien comme une tentative de régénération morale de la société : le marché est vu comme un instrument pour promouvoir les « vertus vigoureuses » de l’autosuffisance, de la responsabilité et de l’initiative individuelles face à la permissivité et au collectivisme destructeurs des traditions. Thatcher a d’ailleurs été explicitement soutenue par des « conservateurs culturels » hostiles à la tradition libérale. Mais au cœur de ce conservatisme thatchérien et de la politique qu’il a directement inspirée, on trouve toujours l’insistance sur l’allégeance à la Couronne et le nécessaire rétablissement de l’autorité de l’État – à l’extérieur, face au communisme ou à Bruxelles, à l’intérieur, face aux syndicats et aux pouvoirs locaux.
Le cameronisme n’est pas davantage un néoconservatisme. Ses théoriciens prennent de nombreuses précautions pour distinguer leur définition du « conservatisme compassionnel » de l’utilisation de la même formule par George W. Bush. Néoconservateurs et tenants du « conservatisme moderne » ont en commun, face à l’individualisme contemporain, la volonté de préserver la famille, l’école et l’Église, autant d’institutions situées entre la sphère économique et la sphère politique qui définissent une société décente. Tous deux partagent un « enthousiasme modeste » pour le capitalisme libéral. Néanmoins, le souci de préserver la démocratie comme régime politique, fondé sur le retour à la philosophie classique, et la critique morale et culturelle de la modernité qui en découle, ne constituent pas le fondement de la défense de la société telle qu’elle s’exprime aujourd’hui dans la mouvance conservatrice britannique. Celle-ci repose plutôt sur la conception burkéenne et oakeshottienne d’un individu « radicalement situé ». Le « conservatisme moderne », qui se définit volontiers comme une « politique de l’identité », ne laisse donc de place ni à la critique du relativisme ni au messianisme démocratique propre aux néoconservateurs. […]
En dernière analyse, David Cameron et les siens dessinent les contours d’une autre « troisième voie ». La conversion des conservateurs britanniques à la « responsabilité sociale », aux services publics, à la décentralisation, à l’écologie et à la défense des libertés ne vaut pas adhésion à un nouveau consensus social-libéral que le New Labour serait parvenu à installer par-delà l’usure du pouvoir. Il convient bien sûr de se méfier des usages politiques de l’idéologie : nul ne peut prévoir avec certitude quelles seront les traductions politiques des discours tenus aujourd’hui par les « conservateurs modernes ». Mais si, selon le consensus général, David Cameron offre le visage rassurant d’un conservatisme enfin débarrassé du dogme néolibéral, il n’en reste pas moins que la répudiation du fétichisme de l’homo œconomicus s’effectue à la faveur d’un retour à la pensée conservatrice la plus traditionnelle. Ce credo est celui de la « faillibilité » de l’être humain et de son enracinement dans un tout social dont il serait périlleux de s’émanciper.
On peut lire le texte complet sur le site de La vie des idées.
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