L’auteur invité est Xavier Landes, chercheur en philosophie politique et économique au Centre for the Study of Equality and Multiculturalism (CESEM) de l’Université de Copenhague (Danemark).
Si une taxation progressive des hauts revenus est souvent défendue par des arguments égalitaires ou budgétaires, elle peut aussi se justifier par sa contribution plus globale au bien-être de la société.
Avec l’affaire Bernard Arnault, la question de la taxation des riches et «super riches» a pris un peu plus d’ampleur. Depuis, les marques de soutien au patron de LVMH s’accompagnent de critiques à l’adresse du gouvernement tandis que des commentateurs soulignent le déficit d’esprit citoyen qu’incarne l’exil fiscal.
Cette polarisation croissante entre partisans et défenseurs d’une imposition (très) progressive des revenus ne doit pas faire oublier l’enjeu essentiel: la question des justifications d’une telle taxation. C’est ce qui se joue en ce moment, et qui déterminera probablement le succès ou l’échec du gouvernement dans ce domaine: sa capacité à fournir des raisons solides en soutien de sa politique.
De ce point de vue, deux arguments sont en général mobilisés pour justifier de taxer les citoyens dans une proportion croissante à leurs revenus, tandis qu’un troisième argument est presque absent alors qu’il est essentiel et renforce toute initiative en vue de modifier l’échelle de taxation en vigueur.
Le compliqué argument égalitarien
Le premier argument, que l’on peut appeler égalitarien, s’appuie sur la conviction que l’inégalité est une mauvaise chose. Il assigne aux institutions publiques la tâche de réduire les écarts de revenus ou de richesse.
Cet argument est central pour les États-providence qui, d’une manière ou d’une autre, doivent leur existence à cet idéal égalitarien. Quelque part, lorsque l’on parle de taxer les riches, c’est ce projet d’émancipation de tous les citoyens à l’égard des contingences matérielles qui s’exprime.
Maintenant, cet argument ne va pas sans difficulté. Tout d’abord, il est nécessaire d’expliquer pourquoi certains individus (les fameux «super riches») n’ont pas le droit de jouir de leurs revenus comme ils l’entendent. Leur imposer un taux différencié peut sembler enfreindre leurs droits de propriété. Pire, une taxation progressive peut prendre l’allure d’une violation de l’égalité devant l’impôt puisque tous les citoyens ne sont pas imposés au même taux.
Ensuite, il convient de déterminer le niveau d’inégalités acceptable, c’est-à-dire le seuil d’inégalités à partir duquel activer une taxation spéciale. Une interrogation du type «Qu’est-ce qui constitue un revenu « indécent »?» exprime la difficulté à fixer des limites précises à l’idéal égalitarien qui est au cœur des États providence.
Aller chercher l’argent où il se trouve
Le deuxième argument, que l’on peut qualifier de circonstancié, justifie la taxation des «super riches» par des raisons conjoncturelles. Cet argument est convaincant dans le contexte actuel, en particulier auprès de citoyens qui, tous les jours, entendent parler de dette publique abyssale, de services publics trop coûteux, de rallongement du temps de cotisation pour la retraite, du risque de défaut de certains pays, etc. Dès lors, la logique est imparable: s’il s’agit de renflouer les caisses de l’État et d’autres organismes parapublics, autant aller chercher l’argent où il est supposé se trouver.
Cependant, comme dans le premier cas, cet argument doit faire face à des objections dont la plupart tournent autour de l’efficacité (en économie on parle d’efficience) d’une telle mesure. En effet, les citoyens sur lesquels s’appliquent des taux spéciaux peuvent décider de plier bagage et s’expatrier vers des contrées moins hostiles. De ce fait, ils réduisent l’assiette fiscale de l’État.
De plus, parmi eux, il y a des entrepreneurs qui créent richesse et emplois. En situation de récession, il est donc problématique de pousser de telles personnes à quitter leur pays. Les effets d’une taxation différenciée peuvent donc se révéler négatifs.
Sans préjuger de la force des arguments précédents et de leurs critiques, il existe un troisième argument qui n’a été évoqué ni durant la campagne électorale, ni ces derniers jours. Il s’agit de taxer les «super riches» et les autres en vertu de leur rôle dans l’excès de consommation.
Effet de «dépenses en cascades»
Comme les travaux de l’économiste américain Robert H. Frank le démontrent, les individus les plus riches posent, au travers de leur consommation, des normes sociales. Il y a donc un effet dit de «dépenses en cascades», amplifié par l’avènement des nouvelles technologies de l’information, dans lequel les individus appartenant à une catégorie de revenus donnée imitent, dans la mesure de leurs moyens et en recourant de plus en plus à l’endettement (autre dimension problématique de cette crise), les habitudes de consommation de la catégorie immédiatement au-dessus et, ce faisant, influencent les normes de la catégorie immédiatement au-dessous.
Cette dynamique résulte de la volonté d’afficher son statut bien entendu, mais aussi de codifications sociales auxquelles il est difficile d’échapper pour de nombreuses raisons. Si l’on veut intégrer certains milieux, il est nécessaire de posséder certains biens, de fréquenter certains lieux et personnes, d’appartenir à certains clubs, ainsi de suite.
Peut-on être un manager respecté dans une entreprise du CAC40 si on roule en 2CV, ne possède pas de smartphone et s’habille avec des costumes de seconde main? Confieriez-vous votre épargne à un banquier qui vous reçoit en chemise hawaïenne, shorts et espadrilles?
Jeu d’imitation verticale
Toute personne désireuse de réussir sa vie autant professionnelle que personnelle doit se plier à des canons précis. Ce sont les règles du jeu, et c’est faire preuve d’intelligence sociale que d’en saisir le sens et de s’y conformer.
Le souci est que par ce jeu d’imitation verticale, l’ensemble de la population (y compris les plus démunis) consomme en excès certains biens (pas seulement ostentatoires) pour une satisfaction limitée dans le temps, au détriment de biens plus importants comme la santé. Il est avéré que plus la pression s’accroît pour consommer, plus le financement des biens publics devient contesté par les individus, c’est-à-dire nous tous, puisque ces ressources ne servent pas la surenchère des dépenses privées.
Ce troisième argument, qui est celui d’une course vers l’abîme, met en lumière les dangers de laisser les inégalités s’étendre outre mesure parce que celles-ci génèrent un effet de masse dans lequel nous sommes tous pris, que nous le voulions ou non. Nous consommons trop de biens au détriment de ce qui compte réellement en tant qu’individus et société: santé, éducation, infrastructures, retraites, etc. Cela ne signifie nullement que les arguments égalitarien et circonstancié n’ont aucun poids, ou que la taxation des revenus soit la seule solution (Frank propose d’ailleurs une taxation croissante de la consommation).
Que gagneront les «super riches» au tumulte?
Il n’en demeure pas moins qu’avant de s’opposer à une taxation (très) progressive de leurs revenus, les «super riches» et les moins riches devraient prendre le temps de réfléchir aux conséquences de la dynamique actuelle. Les services publics sont en recul, les retraites vont diminuer, les individus vont travailler plus longtemps tout en étant, en moyenne, en moins bonne santé, les conditions environnementales vont se dégrader. Cette dynamique ne manquera pas de susciter des troubles sociaux mettant face-à-face «nantis» et «démunis», ou «nantis» et personnes qui s’estiment lésées.
Que gagneront les «supers riches» à un tumulte qui commence à prendre une tournure politique? En tant que société, qu’avons-nous à gagner à laisser la situation se dégrader? Ces questions, ainsi que toute réflexion quant aux moyens de se prémunir d’une telle évolution, sont celles qui importent en ce moment.
Elles doivent être prises en compte de manière urgente, y compris et surtout par celles et ceux qui jouissent de ressources supérieures à la moyenne. Car ces derniers doivent une large part de leur fortune (beaucoup plus large que certains peuvent l’imaginer) à un système complexe de coopération sociale hérité de l’après-guerre, dont l’érosion produit justement l’accroissement des inégalités. Si le mouvement actuel devait se poursuivre, la perte pourrait être beaucoup plus sévère qu’un taux marginal d’imposition de 75%.
Pour lire le texte original, on va sur le site de Slate.
[...] correspondent tout à fait à ce que Frank appelle «les dépenses en cascades», comme ce billet en a parlé il y a aussi quelques semaines. «les individus appartenant à une catégorie de [...]