L’auteur invité est Pierre Batellier, coordonnateur développement durable et chargé de cours en Responsabilité sociale de l’entreprise à HEC Montréal.
La succession de mouvements importants de contestation sociale face à des décisions gouvernementales que ce soit dans le dossier du gaz de schiste, du Plan Nord ou de la hausse des frais de scolarité révèle une crise profonde du politique et plus particulièrement du mode de prise de décision gouvernementale. Pourtant, derrière les joutes verbales, les kilomètres de manifestation et le bruit des casseroles, la question centrale de la légitimité du processus de décision publique, bien qu’implicitement ou explicitement à la source d’une grande partie de ces conflits et résistances, est restée dans l’angle mort de la campagne électorale. On a parlé de « respect de la loi », notamment dans le contexte de la loi 78, mais peu de la légitimité de la loi et des décisions publiques telles que celles que le gouvernement libéral sortant tentait de vendre aux Québécois comme « justes », « raisonnables » , « socialement responsables », « durables », « socialement acceptables ». Le gouvernement libéral a poussé un modèle « d’acceptation sociale » visant à faire accepter par les citoyens des choix établis a priori, dont la pertinence n’était pas démontrée, sans véritablement associer les citoyens ni leur laisser de marge de critiques, aussi constructives puissent-elles être. Ce modèle a généré une vive opposition et une saine mobilisation de la société civile mais elle laisse quand même beaucoup de dégâts en termes de tensions sociales, de cynisme et de résignation fort dommageables pour la démocratie et préoccupants au regard des défis qui nous attendent collectivement. Il faut sortir de la triple logique actuelle d’acceptation sociale de l’ère Charest et poser les bases d’une acceptabilité sociale redonnant une légitimité aux décisions publiques.
1) De l’exclusion à l’inclusion : changer de regard et redonner sa place à la société civile
Si le cœur des contestations sociales actuelles vient de plusieurs composantes de la société civile (comités de citoyens, ONG, milieu artistique, associations étudiantes, certains universitaires, etc.), c’est tout d’abord parce qu’elles se sentent exclues des décisions publiques sur les grands projets. Ces décisions sont trop souvent le fait de jeux d’influence nébuleux où certains acteurs et intérêts notamment économiques (associations sectorielles et professionnelles, chambres de commerce) et politiques (provincial et municipal) prédominent au détriment des autres acteurs qui, au final, ont peu ou pas de marge d’influence sur la prise de décision. Le moindre espace de discussion doit souvent être gagné par la mobilisation. Même nos remarquables acquis démocratiques comme le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) deviennent de trop rares lieux de rattrapage voire de défouloir d’une expression absente en amont des grandes discussions et donc des décisions finales.
Cette exclusion repose tout d’abord sur la nature très scientifico-technique de l’évaluation des décisions qui tend à exclure de fait les dimensions sociopolitiques et environnementales souvent à l’origine des revendications de la société civile. Un autre facteur de cette marginalisation est le diagnostic erroné d’une élite politico-économique qui caricature le citoyen : ignorant, mal informé, incapable de maîtriser les sujets complexes, émotif, anti-développement, incapable de décider et de faire des compromis… À partir d’un tel diagnostic préalable, la pertinence d’associer ces acteurs est évidemment jugée faible. Parfois, les promoteurs se forcent, sans conviction, à rencontrer ces acteurs. Cependant, leur perception préalable négative tend à générer des approches défensives qui, elles-mêmes, mettent les citoyens sur la défensive aboutissant souvent à une impasse… Impasse venant confirmer les stéréotypes des promoteurs et nourrissant ainsi ce cercle vicieux.
Il importe donc de sortir de cette vision teintée de mépris qui laisse totalement de côté l’expertise qu’ont les citoyens, souvent les meilleurs experts de leur milieu, de leur réalité socio-économique, et donc à même d’apprécier les projets et leurs impacts, de les critiquer et de contribuer de manière constructive à leur enrichissement et à leur pertinence. Mais pour cela, les interactions ne doivent plus être unidirectionnelles des promoteurs vers la population dans une démarche d’information et de relations publiques mais plutôt ouvrir un dialogue bidirectionnel où chacun échange et écoute et où les acteurs concernés de la société civile occupent une place de protagonistes de la décision. Le gouvernement doit animer et faire vivre la discussion en portant une attention aux acteurs clefs et en accompagnant les moins bien outillés. Cette approche de participation et d’implication en amont des principaux acteurs concernés réduira les conflits subséquents en faisant ressortir des enjeux importants mais sera aussi plus à même de générer une appropriation des étapes, enjeux et échéances de ces projets.
2) Du comment au pourquoi : redonner le fardeau de la preuve au gouvernement
Une autre caractéristique de ces grandes décisions politico-économiques (gaz de schiste, Plan Nord, hausse des frais de scolarité) est l’absence d’une démonstration claire et explicite de leur pertinence. Ces décisions sont amenées au public sans portrait approfondi de la situation : pas d’explicitation d’un besoin énergétique dans un portrait énergétique renouvelé, absence d’un modèle clair de coûts-bénéfices du développement des ressources naturelles pour la société québécoise, pas d’état des lieux des besoins de financement des universités à moyen et long termes, etc. De plus, les alternatives, scénarios, arbitrages et compromis ne sont pas intégrés à la décision. Ainsi la question centrale du « pourquoi » et la possibilité d’arbitrage politique entre différents scénarios et alternatives sont exclues de la réflexion collective. Le gouvernement n’étant pas en mesure de démontrer rigoureusement et clairement la pertinence de son choix pour la société québécoise, le « fardeau de la preuve » repose alors directement sur les acteurs les plus concernés : les riverains directs de la vallée du Saint-Laurent livrée aux gazières, un grand nombre d’Autochtones affectés par le Plan Nord, les organismes de la société civile, les étudiants, etc. Et ce, sans ressources publiques… Celles-ci étant pour beaucoup consacrées aux outils de relations publiques et de campagnes médias de la part des promoteurs pour gérer les perceptions et attitudes de la population !
C’est ainsi souvent dans ce vide de sens collectif et sur l’enthousiasme démesuré des décideurs pour leur projet qu’est amenée dans la sphère publique la discussion sur « comment mettre en œuvre la décision », sur les « accommodements raisonnables » et les mesures de mitigation permettant de les faire accepter. Et malheur à ceux qui ne veulent pas participer à ces discussions; ce serait « ne pas jouer le jeu de la démocratie »… Quand bien même la pertinence du projet n’a pas été préalablement démontrée !
Dans une vision renouvelée, la décision gouvernementale devrait se baser avant tout sur un portrait rigoureux de la situation et notamment sur une évaluation des réels besoins, réalisés en partenariat avec les principaux acteurs concernés – en associant notamment la riche expertise académique de notre société et non pas seulement certaines firmes privées de génie et de conseil. Cela constituerait une base de travail commune pour tous les acteurs, préalable incontournable à une discussion constructive. Ensuite, avant même d’entrer dans les mesures de mise en œuvre, seraient discutés d’entrée de jeu les critères d’évaluation de la pertinence du projet dont la démonstration de sa plus-value sociale au regard des différentes alternatives et options sur la table. Bref, un cadre préalable aux arbitrages et compromis en vue d’une décision finale.
3) Du fait accompli aux décisions libres: éviter les engrenages qui étouffent la discussion et attisent les conflits.
Un dernier facteur aggravant les deux précédents est le fait accompli devant lequel se retrouvent la plupart des acteurs. Certains gestes du gouvernement conduisent directement à des engrenages administratifs, économiques et juridiques qui rendent très difficile tout questionnement subséquent des projets : remettre en cause le développement du gaz de schiste une fois que les permis d’exploration aient été octroyés à des entreprises sur la quasi-totalité du territoire habité; questionner le Plan Nord après une campagne mondiale de promotion et des promesses données par le premier ministre en personne (cadre juridique, redevances, investissements publics, etc.); débattre du financement des universités dans un contexte de perte potentiel de sessions d’études…
Ces phénomènes d’engrenage poussent les acteurs vers une vive résistance souvent empreinte de radicalité étant donné le contexte d’urgence, réduisant aussi leur capacité à développer des positions divergentes, des scénarios alternatifs solides et constructifs. Cela ajouté au fait que la mobilisation, souvent bénévole, est épuisante et gruge énormément d’énergie et de ressources qui ne peuvent être canalisées vers une proposition d’alternatives. Cette faiblesse est alors exploitée par les promoteurs des décisions politico-économiques, qui confrontent les « opposants » les accusant de ne pas s’être exprimés avant – encore eut-il fallu qu’ils le puissent – ou de ne rien avoir à proposer comme alternatives, ce qui est presque impossible lorsqu’on résiste dans l’urgence. Cette dernière attaque est d’ailleurs particulièrement dangereuse car toute opposition ou résistance ne doit pas forcément être conditionnelle à l’offre d’alternative, souvent complexe et longue à construire pour des citoyens avec peu de ressources.
Une approche renouvelée de la prise de décision publique devrait systématiquement prévenir ces engrenages qui empêchent la discussion constructive, et enferment les citoyens dans des logiques de résistance épuisantes ou, au contraire, dans des comportements de résignation. La prise de décision doit se fonder sur un choix libre – on peut encore dire « non »-, préalable – la question se pose avant que le « rouleau compresseur » ne soit lancé sur le terrain – et éclairé, une fois que suffisamment d’informations sont disponibles pour prendre la décision. Sans ces conditions, toute démarche de construction collective et d’appropriation des choix est évacuée.
Conclusion – Un État renouvelé pour assumer nos défis de long terme et une véritable acceptabilité sociale pour nos décisions publiques
Ce triple changement d’approche et cette sortie de la logique d’acceptation est un vaste chantier qui demande tout d’abord une analyse critique du mode de décision actuel. Il impliquait un changement de gouvernement. L’arrivée du Parti Québécois ouvre donc la porte à la possibilité d’un certain renouveau à ce niveau.
Loin de « tasser » l’État, il remet le politique – au sens de la prise de décision collective et du bien commun – à l’avant scène. Ce changement implique quelques réformes institutionnelles visant à mieux faire fonctionner ensemble la démocratie participative et la démocratie représentative et à mettre plus de rigueur, de transparence et d’indépendance aux différents stades décisionnels. Il nécessite aussi des compétences personnelles des décideurs publics en termes de dialogue, d’écoute, de capacité à trouver des compromis, d’animation de débats publics. Cela n’enlève pas le rôle d’arbitre final du gouvernement mais lui confère une nouvelle responsabilité quant à la construction du débat public à la source de la décision finale. Cette responsabilité devra aussi être partagée par l’ensemble des acteurs de la société civile dans ce nouveau contexte d’ouverture et de transparence.
Collectivement, nous devons saisir l’importance de ces processus de décision renouvelés, plus lents et coûteux, certes en opposition avec la logique souvent court-termiste de nombreux acteurs (conseillers politiques, investisseurs, agences de notation, etc.) mais plus pérennes, culturellement et politiquement plus enrichissants pour la société québécoise grâce à l’appropriation et la responsabilisation des acteurs qu’ils impliqueront. Pour cela, il faut rapidement sortir de la logique d’acceptation actuelle (Tableau 1) qui nourrit conflits, rancunes, cynisme et tensions, autant de lourds passifs dans la perspective des grands défis de long terme qui s’en viennent: surconsommation énergétique et des ressources naturelles, dégradation de nos patrimoines agricoles, historiques et culturels, endettement public, réduction des inégalités, problèmes de santé publique et de gestion des retraites, etc. Il s’agit là de défis et de décisions complexes qui appellent une solidarité collective sans précédent et qui devront être reçus comme légitimes pour réussir. Cette légitimité passera par un mode de décision publique renouvelé et véritablement centré sur l’acceptabilité sociale (Tableau 1) dont il faut commencer à construire rapidement les bases au Québec, avant que les séquelles de certains confits autour de ces choix ne soient trop lourdes et en profitant du fait que la jeunesse et le monde universitaire soient parties prenantes actives et centrales du débat public!
Pour lire le texte original, on va sur le site de GaïaPresse
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