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Le samedi 23 avril 2022

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La polarisation de la société américaine

L’auteur invité est Gérard Grunberg, directeur de recherche au CNRS.

La dernière vague de l’enquête du Pew Research Center sur les valeurs des américains fait ressortir une polarisation croissante de la société américaine qui se traduit par une distance de plus en plus grande entre électeurs démocrates et électeurs républicains. Les clivages partisans que l’on dit affaiblis en Europe redeviennent très prégnants aux Etats-Unis. A la veille des élections américaines cette réalité mérite d’être examinée de près.

L’écart gauche (démocrates) / droite (républicains) le plus important concerne la protection sociale. La polarisation, ici, est récente et découle des réformes du président Obama, notamment l’ « Obamacare ». Entre 2007 et 2012, l’écart entre les opinions des démocrates et des républicains s’est accru de 14 points à propos du rôle qui doit être celui du government (l’Etat, les institutions publiques) dans l’organisation de la protection sociale. Mais cette conjoncture nouvelle réactive des positions latentes dans l’électorat. Ainsi, entre 1987 et 2012, l’écart sur l’acceptation d’un accroissement de la dette publique pour aider les personnes les plus nécessiteuses est passé de 25 à 42%. Une majorité croissante d’Américains se disent préoccupés par l’intervention croissante de l’Etat dans le système d’assurance maladie (Healthcare). Le rôle de l’Etat est en effet aujourd’hui la question politique la plus clivante aux Etats-Unis.

Cette question est liée à celle de la perception qu’ont les Américains des inégalités sociales. Entre 1987 et 2012, si la proportion de ceux qui estiment que les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres est stable dans l’ensemble, elle a diminué chez les républicains tandis qu’elle a progressé chez les démocrates. A la question de savoir si les pauvres doivent leur situation aux circonstances ou à leur manque d’effort et de travail, les républicains répondent respectivement 28% et 57% et les démocrates, à l’inverse 61% et 24%. Et s’agissant enfin de la question de la discrimination positive, le soutien à celle-ci est devenu légèrement majoritaire chez les démocrates tandis que chez les républicains, il ne dépasse pas les 12%.

Dans le domaine économique, la polarisation s’est accrue particulièrement sur la question de la régulation du business. Entre 1987 et 2012 en effet la proportion des républicains qui estiment qu’une telle régulation fait en réalité plus de mal que de bien à l’économie s’est accrue tandis qu’elle décroissait chez les démocrates.

La polarisation des opinions s’est également accrue fortement dans le domaine des questions de société. Comme en Europe, les attitudes à l’égard des mœurs et des valeurs traditionnelles se sont transformées profondément depuis les années soixante-dix. Le libéralisme culturel s’est développé. Mais contrairement à l’Europe, où ces questions sont moins clivantes aujourd’hui qu’il y a quelques décennies, elle le sont au contraire davantage aujourd’hui qu’hier aux Etats-Unis. En 1987, ces questions ne divisaient pas significativement démocrates et républicains. Si 88% des républicains disent aujourd’hui qu’ils partagent les valeurs traditionnelles en matière de famille et de mariage, c’est au contraire le cas de 60% des démocrates et en particulier des libéraux (44% contre 81%). Ainsi, comme en Europe, le libéralisme culturel est devenu une composante essentielle de l’idéologie de la gauche américaine.

Ces thèmes se rattachent étroitement à celui de l’immigration. Si une majorité d’Américains demeurent favorables à une augmentation des restrictions à l’immigration, la polarisation des attitudes s’est cependant accrue également dans ce domaine. 84% des républicains y sont favorables contre 58% des démocrates. Notons également que la question de la protection de l’environnement est devenue elle aussi très clivante politiquement : tandis qu’entre 1992 et aujourd’hui, la proportion des démocrates favorables à l’édiction de lois de protection de l’environnement demeure stable à 93%, celle des républicains partageant cet avis s’est effondrée de 86% à 47%.

La polarisation s’est aussi et enfin accrue dans le domaine des valeurs religieuses. Ainsi, sur un index général de croyances religieuses, les républicains se révèlent plus religieux aujourd’hui qu’hier (83% contre 70% en 1987) tandis qu’à l’opposé, chez les démocrates, cet indicateur est passé de 64% à 50%. La proportion d’Américains pour lesquels prier est important dans leur vie est de 85% chez les plus de 65 ans contre 61% chez les moins de 30 ans. La polarisation politique dans ce domaine oppose surtout les Blancs évangélistes dont près de la moitié d’entre eux se disent républicains et les libéraux qui ne sont que 12% à exprimer la même proximité partisane. La polarisation politique est liée à des clivages ethniques et sexuels : 87% des sympathisants républicains sont des Blancs non hispaniques mais seulement 55% des sympathisants démocrates. 50% des républicains sont des femmes contre 60% chez les démocrates.

La polarisation politique s’exprime en particulier par la tendance croissante à la radicalisation dans chacun des deux camps. Ainsi, chez les républicains, la part de ceux qui se disent conservateurs est passée depuis 1990 de 60 à 68% tandis que chez les démocrates la part de ceux qui se disent libéraux est passée de 28% à 38%. Les présidences Bush et Obama, ont entrainé une forte augmentation de la polarisation politique.

Il faut cependant noter qu’au cours des douze dernières années, à l’exception de la question de la protection sociale, l’ensemble des oppositions observées a joué politiquement en défaveur du parti républicain, aujourd’hui sur la défensive. En effet, la proportion de sympathisants du parti républicain est passée de 31% à 24% depuis 1990. Celle des sympathisants démocrates est restée stable à 32% tandis que la part des indépendants a augmenté sensiblement, de 29% à 38%. Ce phénomène renvoie surtout à un effet de génération. Au sein de la cohorte la plus récente, 18% se disent républicains, 31% démocrates mais 45% indépendants. Le poids des indépendants va donc peser lourd lors de la prochaine élection présidentielle. De même celui des indécis (swing voters) qui, pour une large part, recoupe le groupe des indépendants. Ainsi, ces indécis sont plus proches des électeurs qui se disent décidés à voter pour Obama sur les thèmes du libéralisme culturel et de l’attitude à l’égard des syndicats, mais ils se sentent plus proches des électeurs ayant décidé de voter en faveur de Romney sur les thèmes de l’immigration et de l’Obamacare. Enfin, ils occupent une position intermédiaire sur les thèmes de la régulation de l’économie et sur le principe général de l’engagement général du gouvernement dans le domaine général de la protection sociale. Ainsi, bien que l’ensemble de ces analyses laissent penser qu’à la veille de la prochaine élection le président sortant possède un certain avantage, les questions lourdes de l’immigration et de l’Obamacare font de cette élection une consultation ouverte.

Si la polarisation politique s’est accrue depuis une quinzaine d’années, il ne faut cependant pas oublier que l’opinion américaine demeure dans l’ensemble assez homogène du point de vue de ses valeurs, qu’elles soient stables ou qu’elles se transforment avec le temps.

En dépit des évolutions analysées ci-dessus, certaines des valeurs fondamentales du peuple américain sont toujours très largement partagées en son sein. Ainsi, sur l’index général de valeurs religieuses, la proportion des Américains pour lesquels la prière est une part importante de leur vie quotidienne est restée stable et à un très haut niveau entre 1987 et aujourd’hui (76%) et la part de ceux qui croient au jour du Jugement dernier n’a baissé que de 5 points, de 81% à 76%. Et 80% aujourd’hui contre 88% en 1986 disent n’avoir jamais douté de l’existence de Dieu. L’Amérique demeure ainsi un pays profondément religieux.

De même, la valeur de la réussite sociale demeure très élevée. Ainsi, 88% des Américains disent admirer ceux qui deviennent riches en travaillant dur (90% en 2003). Les Américains demeurent également très confiants dans leur destin collectif : 69% d’entre eux estiment qu’en tant qu’Américains, ils pourront résoudre leurs problèmes et atteindre leurs objectifs.

Par ailleurs, en dépit de la polarisation croissante sur de nombreux thèmes, l’ensemble de la population américaine évolue dans la même direction sur certaines dimensions. Ainsi, le libéralisme culturel progresse globalement. L’index de conservatisme social est passé ainsi entre 1987 à 2012 de 3,2 à 2.7 chez les républicains et de 2.8 à 2.0 chez les démocrates. Si, par exemple, en 1987, la majorité des Américains estimaient qu’il faudrait licencier un enseignant homosexuel, cette proportion n’est plus que de 21% aujourd’hui. Et si les sympathisants démocrates sont à 70% très largement favorable à la fréquentation entre personnes de couleur différente (interracial dating), elle est également très légèrement majoritaire chez les républicains.

Au terme de cette étude, il paraît que la société américaine apparaît solide mais que les transformations rapides qui l’affectent, qu’il s’agisse de son métissage croissant ou de l’évolution rapide des mœurs, ont entraîné une polarisation politique croissante entre une partie de cette société, celle en particulier qui se reconnaît dans le Tea Party et qui se sent menacée dans son statut social et ses valeurs, et une partie des jeunes générations qui adhère de plus en plus aux valeurs du libéralisme culturel voire exige une laïcisation plus forte de la société.

Pour lire le texte original complet, avec les nombreux graphiques, on va sur le site de Telos.

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