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Le samedi 23 avril 2022

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Vous connaissez les prophéties auto-réalisatrices ?

Dans un billet paru la semaine dernière, Anne-Laure Delatte nous expliquait qu’il y avait « une forte dynamique auto-réalisatrice dans la crise européenne ». J’aimerais revenir aujourd’hui plus spécifiquement sur ce point. Ma première rencontre avec le concept de prophétie auto-réalisatrice me vient d’un travail que j’ai réalisé sur l’économiste institutionnaliste suédois Gunnar Myrdal. Prix ‘Nobel’ d’économie en 1974, il avait utilisé ce concept dans son ouvrage de 1944, An American Dilemma : The Negro Problem and Modern Democracy, pour expliquer une partie de la dynamique de paupérisation des noirs étatsuniens.

Par prophétie auto-réalisatrice, on entend une prédiction qui modifie les comportements des personnes visées de telle manière qu’elle fait advenir ce que la prédiction (qui devient alors une ‘prophétie’) annonçait. Ce qui n’était qu’une possibilité parmi d’autres devient réalité par le fait d’énoncer la prédiction et de trouver des gens pour y croire, modifiant les anticipations et donc les comportements. Annoncer la hausse du prix d’une marchandise, a fortiori sa pénurie, peut provoquer des achats de précaution et contribuer à la hausse du prix, voire à la pénurie. La bourse est le lieu par excellence pour la réalisation de ces phénomènes du fait qu’elles fonctionnent sur le mode spéculatif. Ou encore la monnaie qui, bénéficiant de la confiance de suffisamment de spéculateurs, voit son cours augmenter, même si elle n’est pas réellement sous-cotée auparavant.

On crédite le sociologue étatsunien Robert K. Merton d’avoir développé la notion de prophétie auto-réalisatrice en 1949, dans Social Theory et Social Structure alors que cinq ans plus tôt Myrdal l’utilisait pour expliquer le même problème (l’intégration des Afro-Américains dans les syndicats aux États-Unis). Merton le résume ainsi : « C’est, au début, une définition fausse de la situation qui provoque un comportement qui fait que cette définition initialement fausse devient vraie ». Si les Afro-Américains ne sont pas intégrés dans les syndicats, expliquent les deux auteurs, c’est parce que les syndicalistes pensent que les Noirs ne partagent pas les valeurs du syndicat en travaillant durant les grèves, mais si ceux-ci sont amenés à travailler à l’encontre du syndicat, c’est justement parce qu’ils en sont exclus.

Dans un article paru dans le magazine Alternatives Economique, À quoi joue Mario Draghi ?, le journaliste Guillaume Duval reprend ce concept pour analyser la dynamique actuelle de crise des finances publiques en Europe. C’est assurément un bon exemple qui montre bien la dynamique hautement spéculative de la crise européenne : à un moment donné les investisseurs ont estimé (à tort ou à raison) que les titres de dettes des pays du sud de l’Europe étaient plus risquées que ceux de la France et de l’Allemagne, exigeant ainsi des taux plus élevés sur ces titres. Inévitablement, devant payer des taux d’intérêt plus importants sur leurs dettes, la situation financière de ces pays s’est dégradée, d’où un risque accru qui justifie les prédictions de départ et les taux plus élevés.

Une telle dynamique spéculative, nous dit Duval, ne peut être cassée que par un tiers, soit pour les États qui disposent de leur monnaie, par la Banque centrale qui peut acheter en masse de la dette publique pour contrecarrer la prédiction. Or c’est justement le problème de l’euro : la BCE n’a pas pris assez vite les moyens pour casser cette spéculation.

Anne-Laure Delatte (citée plus haut), chercheure à l’Office français de conjoncture économique (OFCE), arrive au même constat de comportements spéculatifs nuisibles du marché. Ses résultats indiquent : 1) qu’il y a une forte dynamique auto-réalisatrice dans la crise européenne : la peur du défaut est justement ce qui conduit au défaut ; 2) le petit marché des dérivés de crédit, les Crédit Default Swaps, ces instruments d’assurance utilisés pour se protéger contre le risque de défaut d’un emprunteur, est le premier catalyseur des sentiments du marché. Elle résume ses conclusions de la façon suivante : d’une part, certains pays européens sont soumis à des dynamiques spéculatives auto-réalisatrices et, d’autre part, un petit marché d’assurance joue un rôle déstabilisant car les investisseurs croient en l’information qu’il transmet.

C’est inquiétant pour deux raisons. Premièrement, cet instrument, le CDS, est devenu un pur produit de spéculation. Deuxièmement, c’est un marché non réglementé, opaque et concentré. Autrement dit, tout pour favoriser des comportements abusifs… 90% des transactions sont réalisées entre les 15 plus grandes banques du monde (JP Morgan, Goldman Sachs, Deutsche Bank, etc.) et ces transactions se font de gré à gré, c’est-à-dire pas sur un marché organisé. Difficile de surveiller ce qui s’y tracte dans ces conditions…. Deux voies de réforme ont été adoptées en Europe cette année. D’une part l’interdiction d’acheter des CDS si on ne détient pas l’obligation sous-jacente. La loi entrera en vigueur en novembre 2012 dans toute l’Union européenne. D’autre part, l’obligation de passer par un marché organisé pour donner de la transparence aux transactions. Malheureusement, nous dit-elle, aucune de ces deux réformes n’est satisfaisante.

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