Les auteurs invités sont Claude Béland, président, Mouvement Démocratie et Citoyenneté du Québec, et Benoît Lévesque, professeur émérite, UQAM.
Dans son discours inaugural du 31 octobre, la première ministre, Madame Pauline Marois, a annoncé le dépôt d’une loi cadre de l’économie sociale. Cela a été confirmé par le ministre des Finances et de l’économie, Monsieur Nicolas Marceau, dans son discours du budget 2013-2014. Comme une dizaine de pays se sont donnés une telle loi ou se proposent de le faire, il n’a pas lieu d’être surpris de cette annonce. Par ailleurs, ce projet interpelle toutes les parties prenantes, notamment le monde coopératif et mutuelliste et le monde associatif engagé dans des activités économiques.
La portée d’une loi cadre de l’économie sociale
Même si ses diverses composantes existent depuis plus d’un siècle et demi, l’économie sociale comme concept rassembleur n’a connu sa première reconnaissance au Québec que lors du sommet socio-économique de 1996. Comme aucune loi ne la définit explicitement, une loi cadre s’impose même si chacune des composantes – coopératives, mutuelles et associations – est par ailleurs définie par une loi la concernant. Ces diverses lois ne seront pas remises en question, ni modifiées par une loi cadre. D’où la question: qu’apporte une loi cadre de l’économie sociale par rapport à ce qui existe déjà?
Sans faire ici le tour complet de la question, deux éléments s’imposent selon nous. En premier lieu, une loi cadre ajoute un autre niveau de reconnaissance, soit celle de la parenté existant entre les coopératives, les mutuelles, les associations ayant des activités économiques (production de biens et de services) et les statuts assimilables (ce qui devra être déterminé, nous pensons entre autres aux fonds de travailleurs et à certaines fondations). Ainsi, sans remettre en question les différences avenues de démocratisation économique, la loi cadre reconnaît qu’il existe entre les diverses composantes une proximité non seulement organisationnelle et institutionnelle mais aussi dans la manière de prendre en charge les intérêts de leurs membres et de contribuer à l’intérêt collectif. La nécessité de définir les caractéristiques partagées par les diverses composantes peut donner lieu à débat. Cependant, la loi n’accorde pas de suprématie à une composante sur une autre bien que la plupart des caractéristiques communes ont été codifiées plus explicitement par les lois concernant les coopératives.
En deuxième lieu, une loi cadre invite l’État à s’engager non seulement à reconnaître la convergence et la complémentarité des composantes de l’économie sociale mais aussi à les soutenir dans leur développement. Les entreprises de l’économie sociale sont plus complexes que les autres formes d’entreprises puisqu’elles réussissent à la fois un regroupement de personnes et une structure de production de biens ou de services, d’une part, et qu’elles poursuivent des finalités orientées vers l’intérêt collectif voire l’intérêt général, d’autre part. Ainsi, en raison de leur forme de gouvernance (ex. une personne, un vote), de leur mode de propriété, de leur modalité de répartition ou de traitement des surplus, de la constitution de leur avoir propre, sans oublier leur inscription dans la communauté, la plupart des outils offerts aux entreprises par l’État ne leur conviennent pas, à moins d’adaptation importante (d’où parfois la nécessité de nouveaux outils). Dans cette perspective, la concertation entre les composantes coopératives, mutualistes et associatives s’impose notamment pour le financement public, les services aux entreprises, la formation professionnelle et la recherche et développement. Cette concertation est d’autant plus incontournable que, dans certains secteurs d’activité comme ceux de l’habitation, des CPE et des soins à domiciles, on retrouve à la fois des coopératives et des associations.
Si l’on s’en tient aux lois examinées, une loi cadre se limite à quelques articles, mais elle n’en constitue pas moins une étape décisive pour la reconnaissance de l’économie sociale. Ainsi, elle permet d’identifier clairement qui appartient à l’économie sociale et de mettre de l’avant un plan d’action qu’un comité consultatif réunissant les principaux regroupements et partenaires pourra expliciter et évaluer.
Ce que nous souhaitons
Le contexte de la crise économique actuelle et les défis soulevés par le développement durable exigent un saut qualitatif de la part de toutes les entreprises, y compris celles qui sont apparemment les mieux outillées. Il existe des complémentarités entre les composantes de l’économie sociale que l’on ne saurait ignorer, y compris à l’échelle du monde : d’une part, « les 300 plus grandes coopératives génèrent un chiffre d’affaires annuel de 2000 milliards », soit l’équivalent de la neuvième économie mondiale; d’autre part, le seul travail volontaire mobilisé par les associations du monde dans un pays fictif, Volunteerland, représenterait le deuxième pays du monde, immédiatement derrière la force de travail de la Chine mais devant celle de l’Inde. Si les grandes entreprises d’économie sociale montrent bien qu’on peut réussir dans le domaine de l’économie et de la finance (tout en étant non capitalistes), la multitude de petites entreprises et des organisations de l’économie sociale révèlent par ailleurs un enracinement exemplaire dans les collectivités locales et une proximité manifeste à l’égard d’une grande part des mouvements sociaux. Les deux peuvent en quelque sorte se compléter au plan de la légitimité et de la recherche d’alternatives concrètes pour une autre modèle de développement et une autre mondialisation.
Cela dit, il faut reconnaître que la plupart des entreprises d’économie sociale, grandes ou petites, sont fortement encastrées dans les économies et les sociétés nationales. Ainsi, à l’échelle du Québec, il est facile de voir comment l’économie sociale représente non seulement un somme d’entreprises et d’organisations mais aussi un carrefour de mouvements sociaux qui mobilisent des ressources dépassant les ressources financières ainsi cumulées (ces dernières étant par ailleurs loin d’être négligeables). Enfin, dans le cas du Québec, la dernière décennie a bien montré que la promotion de l’économie sociale pouvait s’accompagner d’un développement remarquable à la fois des coopératives, comme cela est manifeste avec les coopératives de solidarité, et des associations comme on peut l’observer dans les services aux personnes.
À la lumière de notre expérience, de notre engagement et de notre indépendance, nous formulons deux souhaits concernant la loi cadre de l’économie sociale que le gouvernement du Québec se propose d’adopter. En premier lieu, cette loi devrait retenir une définition inclusive de l’économie sociale. Aucune coopérative, aucune mutuelle et aucune association ayant des activités économiques ne devraient être exclues si elles répondent aux caractéristiques retenues. On devrait également considérer la possibilité d’y inclure les entreprises ayant des statuts juridiques assimilables, en précisant les modalités de leur insertion. Cette ouverture devrait cependant s’accompagner de la possibilité pour certaines de s’exclure, même si elles en partagent toutes les caractéristiques communes. Parmi celles qui pourraient le faire, elles auront cependant à expliquer leur choix à leurs partenaires.
En deuxième lieu, la loi cadre doit prévoir un lieu de concertation entre les principaux regroupements, notamment le Chantier de l’économie sociale et le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité, et les principaux partenaires pour penser non seulement les rapports entre eux mais aussi avec l’appareil de l’État. Un tel espace de dialogue entre des organisations, qui ont autant d’interactions et d’aspirations communes, s’impose si l’on veut que les tensions soient créatrices plutôt que destructrices. Parce qu’elles ont des objectifs qui ne se limitent pas au seul rendement économique mais qui incluent des aspirations quant au projet de société, les occasions de conflit y sont plus nombreuses que dans les autres formes d’entreprises. Dans la mesure où la démocratie est ouverte à la délibération, nous pensons que ces conflits peuvent être résolus, surtout si l’on mise sur les projets communs à court terme et sur les visées à long terme partagées.
Enfin, nous ne saurions conclure sans indiquer que notre prise de position en faveur d’une loi cadre de l’économie sociale s’inscrit dans la perspective d’une économie plurielle que nous souhaitons. Sous cet angle, la loi cadre de l’économie sociale ne vise pas à prendre toute la place sur le terrain de l’économie, mais simplement à occuper la place qui lui revient. Dans le contexte actuel, l’économie sociale peut contribuer plus que d’autres à la mise en place d’un développement durable et soutenable. Mais le secteur public et le secteur privé (capitaliste) sont également invités à participer à la mise en place d’un tel modèle de développement. Nous pensons néanmoins que l’économe sociale apporte une contribution spécifique et que cette dernière peut également inspirer les autres secteurs à mieux faire tout en étant aussi performants voire plus.
Une version écoutée de ce texte a été publiée sur le site du quotidien Le Devoir.
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