L’auteur invité est Henri de Bodinat, p-dg du fonds d’investissement spécialisé dans les télécoms et les médias, Time Equity Partners. Entrevue réalisée par la journaliste Elsa Fayner, de Rue89.
Pour l’entrepreneur français Henri de Bodinat, la Chine a profité de la mondialisation en dupant les pays occidentaux, qui doivent rétablir des frontières commerciales.
« Une petite dose de protectionnisme, bien ciblée sur les produits de Florange, permettrait de protéger ces emplois. »
C’est ce que le député Nicolas Dupont-Aignan propose ; comme souvent, son idée prête à sourire. Et pourtant, si les socialistes ne s’aventurent pas sur ce terrain – Montebourg s’est dégonflé pour se contenter d’enfiler une marinière –, les think tank politiques, les médias et même les éditeurs osent depuis peu employer le terme.
Au moins quatre ouvrages grands publics s’y attaquent cette année, une première. Dans « Les Sept Plaies du capitalisme », paru en septembre, Henri de Bodinat réserve ainsi au protectionnisme une bonne place.
Enarque, ancien directeur général de l’agence de publicité Saatchi and Saatchi France, de Sony Music puis du Club Méditerranée, il préside aujourd’hui un fonds d’investissement spécialisé dans les télécoms et les médias, Time Equity Partners.
Et il a une idée pour la France, ou plutôt pour l’Union européenne : des quotas d’importation et des droits de douane sur certains produits bien choisis. Que le protectionnisme soit au moins un sujet de débat.
Quelles sont les causes de la crise selon vous ?
Si je devais en privilégier deux, ce serait d’une part, la mondialisation ; d’autre part, la financiarisation de l’économie. Concentrons-nous sur la première.
Nous avons totalement abaissé les barrières douanières entre les Etats, pensant que la mondialisation allait permettre à chaque pays de se spécialiser dans ce qu’il savait faire le plus efficacement, que chaque pays allait profiter de son avantage comparatif.
En fait, ce n’est pas du tout comme ça que ça s’est passé. Nous avons ouvert toutes nos frontières, mais la Chine, elle, les a gardées fermées. Elle a également délibérément sous-évalué le taux de change de sa monnaie, probablement de 50%.
Quand, pendant dix ans on exporte plus qu’on importe, et à hauteur de 300 milliards de dollars, ce n’est plus un avantage comparatif, c’est un avantage absolu.
En quoi est-ce un problème pour l’Europe ?
Quand vous avez 300 milliards d’excédent commercial avec le reste du monde, en face, certains pays ont un déficit commercial à votre égard. Ça veut dire qu’il y a des Européens qui dépensent par exemple 100 milliards de plus en Chine que les Chinois ne dépensent en Europe.
Ça veut dire 300 milliards de dollars d’emplois et de croissance de plus en Chine. Et 300 milliards d’emplois en moins, de croissance en moins, dans le reste du monde. La première conséquence de la mondialisation a été de désindustrialiser l’Europe.
Quelles sont les autres conséquences ?
Il y a un autre un impact extrêmement négatif de la mondialisation, qui est la baisse des salaires et du pouvoir d’achat dans les pays occidentaux.
Dans l’industrie automobile américaine, il y a une vingtaine d’années, un ouvrier était payé 28 dollars de l’heure. Aujourd’hui, un ouvrier qui y entre est payé 15 dollars de l’heure. L’entreprise lui demande d’accepter des salaires plus bas, sinon elle menace de partir en Chine.
La mondialisation a permis à de grandes entreprises de gagner de l’argent en fabricant localement, mais également de bloquer les salaires – et donc le pouvoir d’achat – dans les pays occidentaux. Elle est à l’origine de la stagnation du pouvoir d’achat des classes moyennes que nous constatons depuis une quinzaine d’années.
Pour moi, c’est l’échec fondamental du capitalisme aujourd’hui.
Que proposez-vous pour éviter les dégâts de la mondialisation ?
Il y a plusieurs choses à faire. L’Europe a un inconvénient supplémentaire par rapport aux autres zones, notamment aux Etats-Unis, c’est l’euro.
Les décideurs cherchent à tous prix à préserver l’euro, alors qu’ils reconnaissent qu’il y a des écarts de compétitivité énormes qui se sont creusés depuis 2000 entre les pays européens. Mais comme nous n’avons plus l’arme de la dévaluation pour rétablir la compétitivité, la seule qui nous reste c’est la dévaluation intérieure, qui consiste à diminuer les salaires, ce qui est très difficile.
Il faudrait trouver un système pour pouvoir sortir de l’euro et y entrer de nouveau, mais à un cours différent. Rétablir l’écart de compétitivité qui s’est creusé entre pays et qui fait que la Grèce, l’Espagne et le Portugal sont complètement asphyxiés par rapport à des pays comme l’Allemagne.
Il faudrait pouvoir dévaluer l’euro ?
Oui, la première chose à faire, c’est de dévaluer l’euro. Les Chinois nous ont bernés et désindustrialisés. Ils ont eu raison de le faire : on les a laissés agir ainsi. Mais peut-être qu’aujourd’hui, on peut changer d’attitude.
La Banque centrale européenne (BCE), au lieu de racheter de la dette souveraine et de prêter de l’argent à 0% aux banques qui le prêtent ensuite aux Etats, ferait mieux d’acheter massivement des devises étrangères pour faire baisser l’euro. Elle ferait mieux d’accumuler des réserves en devises, comme l’a fait la Chine.
Quand je vois des commentateurs se réjouir que l’euro monte, je me dis qu’ils sont malades. Quand l’euro monte, ça veut dire que nous dégradons notre compétitivité par rapport au reste du monde. Mais, pour beaucoup, la priorité est encore d’avoir une monnaie forte…
Faut-il rétablir des barrières douanières ?
Il est évident qu’il faut rétablir le protectionnisme aux frontières européennes. Quelles seraient les conséquences ? Des mesures de rétorsion ? Elles seront très difficiles à mettre en œuvre. Les Chinois importent des machines-outils, ils en ont besoin, ils ne vont pas arrêter de le faire.
De quel protectionnisme parlez-vous exactement ?
Je ne dis pas qu’il faut fermer complètement les frontières ; il faut que ce soit sélectif. Il faut des quotas, des droits de douane pour ralentir les flux aux frontières de l’Europe.
Prenons exemple sur le Brésil. Son industrie automobile commence à être menacée par la Chine et la Corée. Et bien le Brésil a instauré 35% de droits de douanes sur ces produits.
Il faut détricoter ce qu’a fait l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a procédé à une libéralisation sauvage et asymétrique des droits de douanes, et le faire de façon intelligente. Il faut que, secteur par secteur, il y ait une réflexion.
Il faut également utiliser le protectionnisme comme un outil de politique industrielle, se demander comment l’utiliser pour réindustrialiser l’Europe, dans des secteurs dans lesquels il y a du dumping, mais des bases encore solides pour reconstruire.
Pouvez-vous donner un exemple de ce protectionnisme par secteur ?
Les équipementiers télécoms européens souffrent énormément de la concurrence chinoise, que ce soit Ericsson ou même Alcatel. On peut réfléchir à du protectionnisme, en se demandant quel pays viser. Est-ce qu’on ne vise que la Chine par exemple ?
Je n’ai pas de solution miracle, mais il ne faut pas que ce soit un mot tabou. Le libre-échange sauvage n’est pas la panacée universelle. Posons-nous la question du taux de change et d’un certain protectionnisme, sous forme de quotas ou sous forme de droits de douane. Intelligent, sélectif, pour freiner, voire renverser la désindustrialisation. Recréons les conditions du déploiement d’écosystèmes technologiques, industriels, créatifs.
Faut-il interdire les délocalisations ?
Non, on ne peut pas le faire. Je pense que c’est même très dangereux. Il faut éviter qu’il y ait des gens qui trichent, qui soient dopés, c’est tout. Il faut que nous commercions tous à armes égales.
Le protectionnisme ne consiste pas empêcher l’autre de courir, mais à faire en sorte que les décisions de délocalisation soient prises dans des conditions équitables. Une fois qu’on a rétabli les équilibres, qu’il y ait des délocalisations, pourquoi pas.
Pouvez-vous donner un exemple ?
Peut-être qu’il faut instaurer des droits de douane sur les voitures qui viennent du Maroc, plutôt que d’interdire les délocalisations de centres d’appels au Maroc. Cela permettrait d’éviter qu’il y ait à la fois tous les centres d’appels et toute l’activité automobile qui partent au Maroc.
Cela ne vous gêne pas que des centres d’appels soient délocalisés ?
Le problème des centres d’appels délocalisés, c’est l’obsession pour les coûts et la croyance qu’un service comme un centre d’appels est une « commodité ». Alors que ce n’est pas ça pas du tout. Quand vous appelez quelqu’un qui visiblement ne comprend rien à votre problème et ne peut rien pour vous, la marque détériore son image.
Je l’ai vécu en tant que consultant. Je conseillais l’un des grands FAI [fournisseurs d’accès à internet, ndlr] et je leur ai dit que leur centre d’appels n’était pas un centre de coûts, mais faisait partie de leur produit. Dans ce cas-là, il faut améliorer la qualité du service en essayant de maintenir le coût.
Ça peut impliquer de localiser le centre d’appels en France, mais avec des gens bien formés, et en même temps très bien encadrés pour qu’ils puissent rapidement résoudre les problèmes de leurs interlocuteurs, et donc finalement être productifs.
Votre argument avait-il été entendu par votre client ?
Non, il avait refusé l’idée, et délocalisé.
Faut-il alors que la France se spécialise dans le luxe et la haute technologie par exemple ?
On se spécialise pas dans le luxe, ça va délocaliser. C’est la même chose avec la haute technologie. Les décideurs français pensaient qu’ils auraient toujours le TGV ; manque de pot, les Chinois fabriquent aujourd’hui des TGV. Les décideurs français pensaient qu’ils auraient toujours l’aviation, mais bientôt les Chinois vont fabriquer des avions.
Bien sûr qu’il faut continuer à se spécialiser dans ces secteurs de pointe. Mais une erreur colossale à été commise, celle d’avoir accepté un transfert de technologie vers la Chine. Siemens et Alstom ont vendu des trains à la Chine et ont transféré en même temps leur technologie. La Chine leur a acheté trois TGV et est devenue un concurrent. C’est un manque de vision stratégique absolument démentiel.
Lorsqu’Anne Lauvergeon a refusé de vendre une centrale nucléaire à la Chine, disant qu’elle refusait le transfert technologique, Nicolas Sarkozy l’a forcée à le faire. C’est quand même hallucinant. Pour pouvoir dire qu’il était un super VRP de la France, sans aucune vision industrielle à long terme. C’est consternant. Le problème des hommes politiques, c’est leur vision à très court terme.
Leur deuxième erreur, c’est le diagnostic qu’ils font. J’avais espoir en Montebourg, qui parlait de démondialisation. Mais il n’en parle plus. Il ne parle pas plus de protectionnisme d’ailleurs.
Pour lire le texte original, on va sur le site de Rue89.
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