L’auteur invité est Thomas Lemahieu, journaliste à L’Humanité.
Florence (Italie), envoyé spécial. A Florence, à l’issue de deux jours d’échanges, dix ans après le premier Forum social européen, les différents collectifs d’économistes ont décidé de lancer un super-réseau les rassemblant tous: l’European Progressive Economists Network (E-PEN, Réseau des économistes progressistes européens). Objectif: fédérer les forces et les propositions pour combattre l’austérité. Paroles de participants.
Un groupe de chercheurs lié au mouvement syndical belge (Econosphères), des économistes rassemblés par l’émergence du mouvement des Indignados en Espagne (Econonuestra), des intellectuels de la plateforme d’associations et d’ONG italiennes Sbilanciamoci qui, chaque année, préparent un budget alternatif pour l’Italie, les membres du réseau européen d’économistes EuroMemorandum qui organise des rencontres annuelles depuis 1995, les fameux Economistes Atterrés français, rassemblés à l’automne 2010, en tête, avec leur Manifeste et leurs autres publications, des meilleures ventes en librairies depuis lors, etc.
A Florence, à l’occasion du Firenze 10 + 10, les rencontres où, dix ans après le premier Forum social européen (FSE), associations altermondialistes, syndicats et partis de la gauche antilibérale européenne travaillent d’arrache-pied jusqu’à dimanche à lancer des mobilisations à l’échelle de l’Union européenne afin de contrecarrer les plans d’austérité et de compétitivité qui s’abattent sur les pays les uns après les autres, les économistes descendent sur le champ de bataille et, pour la première à ce niveau et avec cette ampleur, se coordonnent pour changer la donne en Europe, avec les mouvements sociaux et les forces politiques.
« Coopérer avec les mouvements qui résistent »
« La plupart des économistes ne se battent pas pour offrir aux populations des armes pour les changements nécessaires, observe Henri Sterdyniak. Avec les Economistes Atterrés, nous nous sommes rassemblés pour dire que notre profession ne peut plus continuer comme ça, qu’il faut intervenir dans les débats publics, modifier nos plans de travail. La situation en France est particulière: un gouvernement de gauche a été élu, mais quand il offre aux entreprises 20 milliards d’euros au nom de la compétitivité, il se rallie au programme social-libéral. Il est très important à nos yeux d’offrir une alternative à gauche car, sinon, une partie de la population risque de se tourner vers l’extrême droite. C’est aussi essentiel pour nous de porter le débat à l’échelle européenne. Ce qui se passe en Grèce, en Espagne ou au Portugal, c’est le rêve de la technocratie qui se réalise. Les peuples réagissent et il faut que, nous, économistes, nous coopérions avec les mouvements qui résistent. D’où l’idée de créer un réseau européen qui nous permette d’intervenir au niveau adéquat afin de dénoncer les dérives actuelles. »
« Réinventer un service public des économistes »
Mario Pianta, de Sbilanciamoci, appuie dans le même sens : « « En Europe, on doit réinventer une sorte de service public des économistes qui veulent servir l’économie et désarmer la finance. On voit que les économistes au service des élites ou ces élites elles-mêmes sont, pour beaucoup, passés par Goldman-Sachs, ça n’est pas supportable de rester sans voix et de laisser faire, d’abord en tant qu’économistes nous-mêmes. Avec cette rencontre, nous essayons d’ouvrir une nouvelle voie pour de nouvelles pratiques démocratiques et politiques de l’économie. »
« Le secteur financier doit être réduit »
Sur le fond, pour Trevor Evans, un des coordinateurs du réseau européen Euromemorandum, les masques tombent dans la crise actuelle : « L’Union européenne prétend apporter la stabilité, mais chacun le voit bien aujourd’hui, c’est une illusion. Il faut changer radicalement : la BCE devrait soutenir sans conditions les pays en difficultés. Le secteur financier doit être réduit : il ne devrait être là que pour soutenir les projets sociaux et environnementaux nécessaires. » Et de témoigner : « Moi, je vis en Allemagne, vous savez qu’on a beaucoup de banques publiques qui ont connu des succès et qui ont permis de financer nos célèbres PME. Les banques ont été attaquées sous la pression des injonctions de la Commission européenne, on a voulu les désamorcer aussi parce que, dans leurs principes, elles offrent une alternative et restent accessibles aux classes moyennes. »
« Un pôle bancaire à l’échelle européenne »
Pour Frédéric Boccara, face à la « radicalité de la crise », il s’agit de « faire des propositions qui prennent nécessairement les choses à la racine ». « On assouplit les règles de la BCE, mais on renforce les conditions antisociales imposées par la finance et les banques, invite-t-il. Il faut faire sauter cette chape de plomb qui pèse sur la vie sociale ». Interdiction de la spéculation des banques pour leur propre compte, limitation des rémunérations des traders, cloisonnement protégeant les activités bancaires indispensables à la société… Nous pouvons avancer entre nous, remarque-t-il encore. Sur la régulation, il y a déjà un tas de propositions communes. Mais pour sortir l’économie des griffes des marchés financiers, il faut des conditions positives. La question n’est pas de savoir s’il y a trop de dette, mais de la dette pour quoi faire ? Il faut de la dette pour l’emploi, pour le développement social, pour la transition écologique. Les dernières mesures prises par la BCE sont illusoires : elle devrait financer directement les Etats en développant, par exemple, une politique du crédit à taux préférentiel en Europe qui permette de financer les dépenses sociales, pour l’emploi et pour l’environnement.
On pourrait s’appuyer sur une espèce de pôle public bancaire à l’échelle européenne, ou au moins, un réseau des banques publiques qui commenceraient immédiatement à faciliter le crédit, avec un droit de saisine pour vérifier que l’argent est utilisé afin de besoins sociaux et environnementaux. » Un économiste italien relève avec satisfaction : « C’est intéressant de voir notre degré de convergence, se félicite un économiste italien. Evidemment, pour ce qui est de la finance, nous sommes sans doute tous d’accord sur la nécessité de s’en prendre à la spéculation. C’est le principal défi aujourd’hui, il faut désarmer la finance pour sortir les peuples de l’austérité et de la course à la compétitivité.
« Une politique de relance notamment par la transition écologique »
Les économistes font des propositions pour déjouer la course en avant actuelle. « François Hollande s’inscrit dans la continuation de la politique de Nicolas Sarkozy, regrette, par exemple, Dany Lang. On l’a bien vu cette semaine, quand, à la faveur du rapport Gallois, il est revenu sur la hausse de TVA qu’il avait abrogée en arrivant au pouvoir pour la reprendre quelques mois plus tard. En France, il s’agit de flexibiliser le marché du travail, de faire des cadeaux fiscaux aux entreprises. Pour résoudre les problèmes de dette, il n’y aurait que l’austérité indispensable ? Pour les Atterrés, il faut rompre avec cette logique et privilégier une politique de relance notamment par la transition écologique. Il faudrait aussi construire un véritable budget européen. Pour le moment, il est à 1,24% du PIB, ce qui est ridicule. Il pourrait être financé par une taxe sur les transactions financières et par de la fiscalité écologiste comme la taxe kilométrique. Il faut aussi s’attaquer aux déséquilibres commerciaux en empêchant des Etats comme l’Allemagne ou la Finlande d’accumuler les excédents. Car évidemment, ces excédents tiennent aux déficits commerciaux des autres… Il faut un traité de coordination des politiques européennes pour la croissance, pour l’emploi et la transition écologique. On en est assez loin, c’est l’une des raisons pour lesquelles il nous faut ouvrir des débats politiques dans toute l’Europe… »
Pour l’appel des économistes lancé à Florence, les convergences peuvent encore aller plus loin, c’est certain. Dans Il Manifesto, le quotidien communiste indépendant italien, ce samedi, d’autres économistes critiques, rassemblés en colloque à Galway (Irlande) ces derniers jours, lancent un appel une « conditionnalité keynesienne » qui renverse complètement les diktats actuels de la BCE : il s’agirait, d’après Sergio Cesaratto, d’assurer l’intervention de la BCE pour les pays qui s’engagent dans des politiques de croissance anti-austérité…
E-PEN est né
A Florence, à l’issue de deux jours d’échanges, les différents collectifs d’économistes ont donc décidé de lancer un super-réseau les rassemblant tous : l’European Progressive Economists Network (E-PEN, Réseau des économistes progressistes européens). Un site Internet va être créé. Un premier appel sort de leurs échanges (il est en version anglaise ci-dessous). Et des idées d’interventions dans les débats publics fusent : dans les mois prochains, des initiatives publiques auront lieu avec des représentants des « Atterrés » de toute l’Europe, dans différentes villes du continent. Les Espagnols d’Econonuestra invitent d’ores et déjà leurs collègues à Madrid pour une grande rencontre avec les mouvements étudiants grecs, espagnols et portugais le 23 et le 24 novembre prochains. Les économistes se rebellent, et c’est à suivre !
Pour lire le texte original, on va sur le site de L’Humanité.
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