Il y a 600 000 coopératives en Inde nous rapporte l’Alliance coopérative internationale (ACI) dans un récent communiqué à l’occasion d’une prise de position publique de l’actuel président du pays, Pranab Mukherjee, à New Delhi, lors d’un rassemblement de la Corporation de développement coopérative nationale (CDCN). Les coopératives indiennes apportent une contribution inestimable à la croissance économique générale du pays. « Cela est particulièrement vrai dans les secteurs du crédit agricole, du sucre, des produits laitiers, du textile, de la pêche, de la distribution de l’engrais et de la production agricole, du stockage et du marketing », a déclaré le Président.
Ce pays est réputé pour ses coopératives. On le sait très peu. Je pense notamment à AMUL, une coopérative dans le domaine des produits laitiers qui dispose aujourd’hui de plus de trois millions de membres, créée en 1946, de surcroît, en pleine période d’effervescence du mouvement pour l’indépendance du pays (obtenue en 1947). Mentionnons ici que la vision d’une société juste chez Gandhi, fondateur de cette nation, est étroitement associée au développement du mouvement coopératif. Cette dimension de sa philosophie politique est marquée par son expérience de plus de 20 ans comme avocat de causes sociales en Afrique du Sud, expérience qui le conduira à considérer les coopératives comme composante déterminante d’un modèle économique juste.
Le modèle Amul a aidé l’Inde à émerger comme le plus grand producteur de lait dans le monde. Plus de 15 millions producteurs de lait déversent leur lait dans 144 246 coopératives laitières à travers le pays. Leur lait est transformé dans 177 unions de coopératives et commercialisé par 22 fédérations dans tout le pays. Ajoutons que cette grande coopérative a été, fait à noter, un important dispositif d’émancipation économique des femmes indiennes dont l’activité laitière est historiquement une activité de production des femmes (pendant que les hommes sont au champ).
Dans notre recherche et l’ouvrage qui en a découlé (Favreau et Hébert, 2012) portant sur une cinquantaine d’expériences de par le monde, nous n’avons pas enquêté sur Amul. Par contre, une expérience plus récente et non moins stimulante, avait retenu notre attention : celle de SEWA. SEWA est l’acronyme pour Self Employed Women Association. Elle est née en Inde en 1972. À la fois syndicat, coopérative et banque, au service des femmes de l’ombre de l’économie indienne, qu’elles soient nettoyeuses, vendeuses de légumes, brodeuses, rouleuses de bidis (cigarettes indiennes) ou de bâtonnets d’encens, fabricantes de cerfs-volants, SEWA forme aujourd’hui un large réseau de coopératives présentes dans différentes sphères d’activité représentant plus d’un million de femmes.
La plus grande coopérative de ce réseau d’organisations est la Banque SEWA. Cette banque coopérative, unique en son genre, a ouvert ses portes en 1974 grâce à 4 000 femmes qui ont apporté 10 roupies chacune. Aujourd’hui, plus de 55 000 femmes en sont membres, et le capital est de 940 millions de roupies (14,7 millions d’euros). Plus de 305 000 femmes y ont ouvert un compte.
Diriger et gérer des marchés : le chemin du succès
Les membres de SEWA sont les artisans et artisanes des « bazzars » locaux. Le développement de SEWA a donc été un long chemin pour trouver comment ces entrepreneurs pouvaient prendre leur place sur le marché. La réponse de SEWA a été de créer un accès plus large au crédit et un lieu de rencontre plus équitable où acheteurs et vendeurs peuvent négocier les termes de la transaction. SEWA s’est donc concentrée sur la mise en place d’institutions qui peuvent gérer les processus du marché.
Au cours des trente-cinq dernières années, Sewa a remporté plusieurs victoires pour ses membres dont les plus significatifs sont: 1) une rémunération minimale pour les rouleuses de bâtons d’encens ou de bidis, qui travaillent à la pièce – une première en Inde; 2) des négociations entre employeurs, gouvernement et travailleurs indépendants ont également permis de réguler les prix et les conditions de travail; 3) une convention collective pour les travailleurs indépendants a été élaborée; 4) les vendeurs des rues ont obtenu des emplacements commerciaux après une victoire de la Sewa contre la Haute Cour du Gujerat (province de l’Inde); 5) des crèches ont été ouvertes,; 6) des accords pour des soins gratuits ont été négociés avec les hôpitaux.
Une nécessaire action politique
Dans une récente entrevue et faisant le bilan de ces trois dernières décennies, www.sewa.org Ela Bhatt, la fondatrice de SEWA, notait avec satisfaction que le travail de SEWA a été largement reconnu au niveau mondial : « Au moins, il est désormais clair et visible que les pauvres sont solvables. » Elle a tenu cependant à ajouter que pour aller plus loin, « nous avons besoin de visibilité politique pour créer une force d’opposition, mais cela ne s’est pas encore produit. Pour cela, nous devons nous engager dans l’action politique, dans le sens large du terme ». On retiendra de cette expérience la similitude avec le mouvement ouvrier de pays du Nord au 19e siècle, à une époque où l’État social était encore une utopie (comme aujourd’hui dans plusieurs pays du Sud). À défaut d’État social, l’auto-organisation prévaut et donne lieu à une vie associative multi-activités.
Mise en perspective de ces expériences de l’économie coopérative et solidaire
Dans la plupart des pays du Nord, nous sommes sans doute à une étape critique de l’histoire de l’État social. Le mouvement général de ces États est devenu moins lisible : brouillage de politiques publiques de plus en plus ciblées ou abandonnées au privé (notamment en matière de contrôle et de développement des ressources naturelles); tyrannie des modes de gestion du privé dans les services publics dictée par l’idéologie de la «nouvelle gestion publique»; utilisation de l’État comme pompier de service des banques dans le sillage de la crise financière. D’où l’interrogation : est-ce un État social ou un État manager? Quant aux pays du Sud, l’État social demeure encore largement une utopie plus qu’une réalité effective, d’autant qu’une majorité de ces pays vivent sous des régimes politiques plus ou moins autoritaires où les coordonnées les plus élémentaires de la démocratie sont non avenues telles la liberté de presse, la liberté d’association et l’alternance politique.
D’autre part, dans le contexte de l’évolution actuelle d’un capitalisme financier et boursier de plus en plus mondialisé et de la crise globale qui le traverse, les transformations structurelles provoquées par ce dernier dans les communautés et les régions dessinent une bonne partie des enjeux. Face à cette situation déficitaire de l’État social au Sud, les mouvements sociaux soutenus par des institutions locales (les gouvernements locaux) ou internationales (programmes de l’ONU; coopération de proximité des OCI) peuvent forcer leur État respectif au renouvellement afin d’assurer qu’il soit plus socialement responsable et qu’il en vienne à prendre un tournant vers la décentralisation des pouvoirs de décision.
Ces initiatives existent et cherchent à répondre à ces enjeux lorsqu’on réfère historiquement à Amul ou présentement à SEWA dans le cas de l’Inde : ce sont les espoirs générés par une économie coopérative et solidaire issue des communautés locales; les espoirs générés par une solidarité internationale associée à la réorientation des grandes organisations syndicales, coopératives et paysannes internationales, aux Forums sociaux mondiaux, aux initiatives de la Marche mondiale des femmes, etc.; les espoirs entourant les innovations démocratiques de gouvernements locaux : budgets participatifs, conseils de quartier, etc. Autant d’initiatives qui peuvent avoir un caractère stratégique car elles indiquent une direction à prendre pour l’ensemble de la société, direction que l’État peut renforcer ou affaiblir. Malgré le déficit de nombre d’États du Sud au plan social, la vie sociale et politique n’est pas au point mort : dans plusieurs pays, une diversité d’acteurs et de formes de mobilisation sont présentes dans l’espace public pour libérer les forces nécessaires à la construction d’alternatives.
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