L’auteur invité est Patrick Poirier.
En ce début d’année, il convient d’avoir une pensée pour l’actuel ministre de la Culture et des Communications du Québec, Maka Kotto, qui aura pour tâche, au cours des prochains mois, de piloter un projet de loi sur le « Prix unique du livre », comme s’y est engagée sa formation politique lors de la dernière campagne électorale.
Politiquement, on voit mal comment, même minoritaire, le gouvernement de Pauline Marois pourrait faire l’économie d’une mesure qui rallie la très grande majorité des intervenants du milieu du livre au Québec, si ce n’est, plus largement, du milieu culturel. La sauvegarde du réseau québécois des librairies — et à travers celui-ci, la préservation d’une nécessaire bibliodiversité (car c’est là, ne l’oublions pas, l’enjeu premier d’une telle réglementation) — s’impose d’ailleurs d’emblée pour peu que l’on examine, avec un minimum de bonne foi, tant la question (telle qu’elle se pose spécifiquement pour le Québec) que l’impact largement documenté de telles mesures dans plusieurs pays de l’OCDE. Rappelons, pour la forme (car il ne s’agit pas là, en soi, d’un argument suffisant), que l’Allemagne (2002), l’Autriche (2000), le Danemark (1837), l’Espagne (1974), la France (1981), la Grèce (1977), le Japon, le Luxembourg, le Mexique, la Norvège, les Pays-Bas (1923), le Portugal (1996), sont autant de pays où, sans doute, « [l]e discours dominant — pardon : unique — chez les littéraires [...], fait d’une hostilité fumante, sonore, vengeresse, à l’endroit du commerce, de la consommation, de la mécanique capitaliste » (Mario Roy, « Le livre : encore un drame », La Presse, 3 décembre 2012), aura su séduire des gouvernements de toute façon ouvertement communistes sur les vertues du prix unique du livre et qui auront, fort de la pression de ces puissants et richissimes lobbys de gauche, par une forme ou une autre de réglementation (loi, décret royal ou accord interprofessionnel), adopté des mesures visant à « réguler » le prix du livre. […]
« Les justiciers du libre marché »
On doit saluer, à cet égard, les interventions de Jean-François Nadeau qui, dans les pages du Devoir, par deux fois — d’abord le 8 décembre 2012 dans un texte intitulé « Simple comme l’économie ! Pour une nouvelle politique du livre et de la lecture », puis le 15 décembre 2012, en signant « Au royaume des surgelés » —, a pris sur lui de répondre de manière caustique à de récentes chroniques d’Alain Dubuc sur la question (« Prix unique du livre : une bien mauvaise idée » et « Évidemment, vous êtes un homme de droite », dans La Presse du 3 et du 10 décembre 2012), mais aussi à des interventions de Mario Roy, de La Presse, et à des commentaires de l’ineffable Nathalie Elgrably-Lévy, du Journal de Montréal, égérie libertarienne dont on cherche à savoir, chaque fois que lui prend l’envie de commenter une question qui relève du domaine culturel, s’il faut la prendre au sérieux, lui répondre et courir le risque d’ainsi lui donner un iota de légitimité, ou plus simplement lui adresser un sourire gêné et compatissant en hochant doucement la tête. « Au Québec, écrit Nadeau, nos justiciers du libre marché veillent à notre appauvrissement culturel sous prétexte de nous encourager à avoir un bon œil pour leurs théories fumeuses sur le libre marché. Et comme des bêtas, on ouvre l’œil bien grand ! Si grand et depuis si longtemps qu’il s’en faut de peu pour qu’on continue encore par se laisser mettre le doigt dedans jusqu’au coude par des borgnes qui affirment voir plus clair que quiconque tandis que tout un monde social s’effondre à la suite de leurs assauts répétés. »
Comment réagir, de surcroît, lorsque, vous enfonçant le doigt dans l’œil, ceux-là mêmes qui vous aveuglent qualifient le projet de prix unique du livre de « mesure obscurantiste » ? Car c’est là l’ultime conclusion, non de chroniqueurs et de faiseurs d’opinion à qui il suffit souvent de servir un « cause toujours mon lapin » si des démonstrations comme celles de Jean-François Nadeau ne parviennent pas à les convaincre de l’ineptie de leur raisonnement, mais bien de deux membres de l’Institut économique de Montréal, l’un économiste, Vincent Geloso, l’autre — oui-da ! — président-directeur général, Michel Kelly-Gagnon (« Le prix unique du livre : l’échec français », Le Devoir, 7 janvier 2013).
Qualifier l’expérience française du prix unique du livre d’« échec » demande déjà une certaine dose de culot ; en parler comme d’un « échec retentissant », cela témoigne ou bien d’une ignorance crasse de la situation de l’édition en France et des impacts positifs de la loi Lang, ou bien d’une atterrante mauvaise foi qui confine dangereusement au mensonge [ou les deux, NDLR]. Dans un rapport de plus de 400 pages sur la Situation du livre. Évaluation de la loi relative au prix du livre, remis en 2009 au ministère français de la Culture et de la Communication, son auteur, le député Hervé Gaymard, énonce en effet d’entrée de jeu que « la loi du 10 août 1981, relative au prix unique du livre, reste pertinente, y compris à l’ère d’internet, et il serait imprudent de la réformer. C’est une véritable loi de développement, à la fois durable, culturelle, économique et territoriale, dont le bilan est positif ».
L’art de tromper
Un sophisme, dont nos deux amis du « Village de Nathalie » ne rechignent guère à se servir dans cet article, est une argumentation fallacieuse qui, non seulement est invalide, mais qui est énoncée avec l’intention de tromper. Par quel travers logique, par quel détournement de sens peut-on en venir, par exemple, à présenter la loi Lang aux lecteurs du Devoir comme une « politique d’augmentation artificielle du prix des livres » qui aurait eu « pour principale conséquence de réduire les achats de livres sans pour autant sauver les petites librairies » ?
Comment justifier une telle assertion quand le rapport Gaymard fait état d’une augmentation de 50 % d’exemplaires vendus entre 1986 et 2007 ? Pourtant, insistent les auteurs de l’article, « les dépenses des Français en achat de livres », depuis la fatidique date de 1981, « ont d’abord stagné avant de diminuer au cours des années 1990 ». Les causes de ce « déclin » ? Elles sont « fort simples », nous explique-t-on fort simplement : le « prix des livres a monté et les lecteurs en ont moins acheté ». Logique implacable quand on habite le « Village de Nathalie », mais il s’avère que l’étude de Gaymard démontre que, depuis 1990, le prix du livre, en baisse depuis 2000, a « moins augmenté sur le long terme que les autres biens et services ». Qu’une étude de 2004 (la seule citée dans cet article) de Mathieu Perona démontre que les familles françaises, entre 1981 et 2003, ont réduit leur budget consacré à l’achat de livres au profit d’autres « produits culturels », cela tombe certes sous le sens (considérant entre autres la diversification de l’« offre » sur une période de vingt ans), non parce que la loi Lang aurait entrainé des conséquences inflationnistes sur les prix du livre, comme le sous-entendent Geloso et Kelly-Gagnon, mais peut-être bien évidemment, ce que nos économistes feignent d’ignorer, parce que le prix des disques (du microsillon au CD) et celui du coût des billets de cinémas, par exemple, ont, eux, augmenté davantage que le prix du livre.
De même, comment parler d’augmentation artificielle du prix des livres quand la loi Lang, comme le rappelle d’ailleurs plus loin dans leur texte ces gens de l’Institut, vise tout simplement à limiter l’escompte maximal offert sur un livre à 5 % pour une période de deux ans (au Québec, on parle plutôt pour l’instant d’une période de neuf mois). Il ne s’agit donc pas d’augmenter artificiellement le prix des livres, mais bien d’empêcher que des commerces de grande surface puissent réduire le prix de vente régulier de ceux-ci de 25 %, voire même de 30 %. Aucune augmentation des prix en ce cas — l’artifice consiste plutôt à convaincre maladroitement du contraire —, mais bien la régulation d’un marché qui permet à Costco de vendre le dernier livre de cuisine de Josée di Stasio à un prix qu’aucune librairie digne de ce nom ne peut égaler, faute de pouvoir elle aussi, comme Costco, comme Walmart, compter sur la vente de sacs de crevettes de 5 kg et de bidons de beurre d’arachide de 4 litres pour pallier le manque à gagner ; vendre un livre (« produit » par ailleurs fortement subventionné) au prix coûtant, voire à perte, n’est pas un « modèle d’affaires » que peuvent se permettre les librairies, aussi brillantissime puisse être une telle stratégie dans le merveilleux monde du « libre marché ».
Quant à suggérer que la loi du prix unique du livre n’ait pas réussi à « sauver les petites librairies », c’est, là encore, sans référence aucune, laisser entendre que la loi Lang a été sur ce point inefficace, alors que, au contraire, comme l’affirme encore une fois le rapport Guymard, cette loi a non seulement permis « de maintenir un réseau de diffusion et de distribution des livres diversifié sur l’ensemble du territoire », mais elle « a permis la vitalité et la diversité de l’édition, avec notamment la création de nouvelles entreprises innovantes et réactives, indispensables au paysage éditorial français ». On s’explique mal comment des représentants d’une « institution économique » puissent ainsi, à ras les pâquerettes, porter un tel jugement sur une mesure réglementaire dont le but n’a jamais été de sauver toutes les petites librairies (plusieurs sont évidemment disparues), mais bien de mettre en place des conditions qui puissent permettre aux plus dynamiques d’entre elles de s’adapter et de survivre à ce qu’Olivier Bessard-Banquy qualifie à juste titre de « concurrence économique létale » (L’industrie des lettres, Agora, 2012). Ce sont ces librairies, grâce à « la qualité de leur travail et la richesse de leur assortiment » qui, au final, garantissent « la vitalité de l’édition de recherche ou d’innovation », écrit encore Bessard-Banquy, et qui préservent, ce faisant, une bibliodiversité dont les Costco de ce monde n’ont strictement rien à foutre.
Aussi, établir une forte similitude, comme le font par la suite Geloso et Kelly-Gagnon, entre « la structure du marché des librairies en France [et] celui [sic] des États-Unis », où disparaissent non seulement les petites librairies à un rythme inquiétant, mais également les gigantesques Borders et Barnes & Noble, cela relève ou bien d’une affabulation accidentelle, ou bien d’un aveuglement volontaire.
Mais faut-il s’en étonner ? Lorsque, par souci « pédagogique », l’on cherche à faire du livre un objet de consommation au même titre qu’une carotte, tout devient sans doute possible. Est alors permis, au nom d’un « principe économique aussi simple » (simpliste, voire débile, serait plus juste), d’en rajouter et d’appeler, en ce qui concerne le prix unique du livre, à la dénonciation d’une « mesure obscurantiste ».
Pour lire le texte original, on va sur le site du magazine Spirale.
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