L’auteur invité est par Kenneth Rogoff, professeur au Economics and Public Policy at Harvard University et ancien chef économiste au FMI.
La période de faible croissance de cette année va sans doute se prolonger en 2013, aussi s’interroge-t-on de plus en plus sur ce que réservent les prochaines décennies. La crise financière mondiale a-t-elle été un simple accroc – certes ravageur, mais momentané dans la croissance des pays avancés – ou bien a-t-elle mis en lumière un problème plus profond ?
Quelques observateurs dont Peter Thiel, l’investisseur dans le secteur des nouvelles technologies, et Garry Kasparov, le militant politique et ancien champion du monde d’échec, ont donné récemment une interprétation très radicale du ralentissement économique. Dans un livre qui va sortir prochainement, ils écrivent que l’effondrement de la croissance dans les pays avancés n’a pas pour seule cause la crise financière, mais qu’elle est avant tout la conséquence d’une longue stagnation en matière de technologie et d’innovation. Ils en concluent que si les pays avancés ne modifient pas profondément leur politique en matière d’innovation, ils ne parviendront pas à une augmentation durable de leur productivité.
L’économiste Robert Gordon pousse cette idée encore plus loin. Selon lui, la phase de progrès technologique rapide qui a suivi la Révolution industrielle serait une exception de 250 ans au cours de la longue stagnation qui caractérise l’Histoire humaine. Il laisse entendre que l’innovation technologique actuelle ne représente pas grand chose, comparée à l’introduction de l’électricité, de l’eau courante, du moteur à combustion interne et d’autres innovations qui datent de plus de 100 ans.
J’ai récemment évoqué la thèse de la stagnation technologique avec Thiel et Kasparov à l’université d’Oxford, ainsi qu’avec Mark Shuttleworth, pionnier du logiciel libre. Kasparov m’a demandé non sans ironie ce qu’un produit comme l’iPhone 5 ajoute à nos capacités et il a souligné que la plus grande partie de la science qui sous-tend l’informatique moderne date des années 1970. Thiel a défendu l’idée que les mesures de relâchement monétaire et de stimulation budgétaire hyper-aggressive destinées à combattre la récession ne visent pas la bonne maladie et sont de ce fait potentiellement très dangereuses.
Ce sont des idées intéressantes, pourtant il est presque indiscutable que le ralentissement de l’économie mondiale résulte d’une crise financière systémique sévère et non d’une crise de longue durée en matière d’innovation.
Je ne néglige pas ceux qui croient que les sources de la science se tarissent et jugent sans grand intérêt les derniers gadgets et les dernières idées à la mode qui servent de locomotive au commerce mondiale. Mais la grande majorité de mes collègues scientifiques des grandes universités s’investissent avec passion dans des projets en matière de nanotechnologie, de neurosciences ou d’énergie, entre autres domaines innovateurs. Ils pensent qu’ils changent le monde à un rythme rapide. Franchement, quand je considère la stagnation en tant qu’économiste, je suis préoccupé de constater que les monopoles peuvent étouffer des idées et que la récente prolongation de la validité des brevets exacerbe ce problème.
La récession récente tient avant tout au boom mondial du crédit qui a conduit ensuite à sa restriction drastique – c’est une évidence. La profonde ressemblance de la période actuelle avec les lendemains des dizaines de grandes crises financières systémiques du passé n’est pas due au hasard et elle n’est pas seulement qualitative. Les marques de la crise sont évidentes, qu’il s’agisse du chômage ou des prix de l’immobilier, en passant par le creusement de la dette.
Il est tout à fait possible que le boom du crédit lui-même tienne à l’excès d’optimisme qui a entouré le potentiel de croissance lié à la mondialisation et aux nouvelles technologies. Ainsi que Carmen Reinhart et moi-même le soulignons dans notre livre This Time is Different, ces phases d’optimisme accompagnent souvent les booms du crédit et ce n’est pas la première fois que la mondialisation et l’innovation technologique jouent un rôle central.
Attribuer à la crise financière l’interminable période de ralentissement économique que nous traversons ne signifie pas qu’il n’existe pas d’autres effets à long terme, dont certains s’enracinent dans la crise elle-même. Le resserrement du crédit frappe de plein fouet les start-ups et les petites entreprises. Beaucoup des meilleures idées et des meilleures innovations venant de ces dernières, plutôt que des grandes entreprises établies de longue date, la contraction prolongée du crédit aura des conséquences sur la croissance à long terme. Parallèlement le savoir-faire inutilisé des chômeurs s’érode. Il en est de même pour beaucoup de jeunes diplômés qui ont de plus en plus de mal à trouver un emploi qui corresponde à leurs qualifications, ce qui affecte leur productivité ainsi que leurs revenus.
Leur caisse étant quasiment vide, les Etats remettent à plus tard des projets d’infrastructures pourtant urgents, ce qui va entraver leur croissance à moyen terme. Même en faisant abstraction de l’évolution de la technologie, d’autres tendances à long terme (telles que le vieillissement de la population dans la plupart des pays avancés) affectent les perspectives de croissance. Même s’il n’y avait pas la crise, il faudrait procéder à des réajustements douloureux en matière de retraite et d’assurance-maladie.
Considérés tous ensemble, ces facteurs permettent de penser que la croissance continuera à évoluer un point de pourcentage en dessous de la normale pendant encore une décennie – si ce n’est plus. Si l’hypothèse Kasparov-Thiel-Gordon est exacte, la perspective est encore plus sombre, et la nécessité de réformes encore plus urgente, car la plupart des plans pour sortir de la crise et parvenir à une reprise économique durable reposent sur l’idée que le progrès technologique va susciter une hausse de la productivité.
Il faut donc répondre à une question : la principale cause du récent ralentissement est-elle une crise de l’innovation ou une crise financière ? Peut-être un peu des deux, mais le traumatisme économique des dernières années est avant tout la conséquence de la crise financière, même si pour y remédier il faut s’occuper simultanément des autres obstacles à une croissance durable.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Copyright: Project Syndicate, 2012.
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Pour lire le texte original, avec les hyperliens, on va sur le site Project Syndicate.
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