Le sociologue Jacques B. Gélinas avec qui j’entretiens épisodiquement de la correspondance sur le mouvement coopératif et sur bien d’autres questions dont la solidarité internationale, la crise actuelle, etc., m’a fait parvenir de Mondragon un court texte sur cette expérience coopérative. Mondragon est une référence dans le mouvement coopératif. La force économique et sociale de cette expérience et sa profondeur historique à l’antipode des grandes firmes privées mérite certainement de voir de plus près ce qu’elle devient en 2013. Dans son courriel, il me disait : « J’avais déjà pas mal d’information sur ce Complexe coopératif, mais il n’y a rien comme de voir et de toucher. Je me suis dit qu’il faut que la population québécoise connaisse cette expérience qui pourrait faire école ». Je lui laisse donc volontiers la parole. En fait ce texte qui fait une lecture politique de cette expérience arrive à point nommé compte tenu de la priorité à l’inter-coopération que le mouvement coopératif international est en train de se donner pour contrer la tendance forte des multinationales qui ont la fâcheuse habitude de gouverner nos vies que ce soit dans l’agroalimentaire, la finance, les énergies fossiles, les minières ou même la culture.
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Par Jacques B. Gélinas, sociologue
Au coeur du Pays basque, au nord de l’Espagne, se trouve un complexe coopératif multisectoriel, le plus vaste au monde qui, contrairement à la plupart des très grandes coopératives que nous connaissons, respecte l’ensemble des principes qui fondent le coopérativisme. C’est le Complexe coopératif Mondragon, qui comprend 111 coopératives de production, de consommation, de distribution, de services financiers, d’éducation et de sécurité sociale. Toutes ces coopératives sont des entreprises autonomes, unies par l’inter-coopération et coordonnées par une direction unique, démocratiquement élue. Le chiffre d’affaires du groupe – 20 milliards de dollars – en fait la première entreprise du Pays basque et la septième en Espagne. Au fil de son évolution, Mondragon a mis sur pied une université, de nombreux centres spécialisés en innovation technologique, et s’est adjoint une centaine de filiales dans 26 pays. L’ensemble représente 83 500 emplois: 41,5% au Pays basque, 40,4% dans le reste de l’Espagne et 18,1% à l’étranger. Les coopératives Mondragon ont su résister, grâce à l’inter-coopération, à la terrible crise économique qui secoue l’Espagne et l’Europe, sans perte d’emplois.
Cet immense complexe coopératif, qui s’est bâti progressivement au cours de ses 57 ans d’histoire, continue aujourd’hui d’innover et de s’inventer. Il a inventé entre autre un modèle de gestion démocratique qui respecte l’esprit coopératif de bas en haut et de haut en bas. L’histoire commence en 1956, lorsque cinq jeunes techniciens s’unissent et font appel à des contributions locales pour créer une coopérative de production d’appareils de chauffage domestique, dans la petite ville ouvrière de Mondragon. C’était au temps du gouvernement Franco, ce dictateur à vie auquel les Basques avaient opposé une farouche résistance pendant la guerre civile des années 1930. En 1958, alléguant que les membres de la coopérative sont des auto-employeurs, le ministère du Travail les exclut du régime national de sécurité sociale. En réponse, Mondragon fonde sa propre mutuelle, Lagun Aro, qui offre aux coopérateurs des services d’assurance-chômage, d’assurance maladie et d’accidents de travail, ainsi qu’un fond de retraite. La mutuelle fait aussi dans l’assurance générale. En 1959, Franco bloque l’accès au crédit bancaire à la coopérative Mondragon. Celle-ci réplique en créant sa propre banque coopérative, la Caja Laboral Popular. La mission centrale de cette Caisse populaire ouvrière est de recueillir l’épargne locale et de financer les petites et moyennes entreprises de la région, particulièrement les nouvelles coopératives qui se joignent au groupe initial.
Les quatre piliers du Complexe coopératif Mondragon
Les dirigeants de Mondragon expliquent comment toutes les coopératives du réseau reposent sur quatre piliers: 1) l’éducation et la formation coopérative considérées comme la condition essentielle du maintien et du renforcement de l’esprit coopératif; 2) la recherche et l’innovation pour assurer l’indépendance technologique, la productivité et la compétitivité des coopératives; 3) les services financiers dont la mission primordiale est d’apporter les capitaux nécessaires à l’indépendance et au développement des coopératives; 4) la santé et la sécurité sociale considérées comme base d’un travail humanisant et de conditions de vie épanouissantes.
À noter l’importance que Mondragon accorde à la recherche fondamentale et appliquée. Plus de 1800 chercheurs oeuvrent dans ses facultés de génie et ses 14 centres spécialisés de recherche, développement et innovation. Le Complexe Mondragon, qui détient à ce jour 716 brevets d’invention, se place à l’avant-garde de l’innovation technologique en Espagne. En 2011, 20,5% des ventes du secteur industriel consistait en produits et services nouveaux, qui n’existaient pas cinq ans auparavant. En 1997, les trois plus grandes coopératives d’éducation et de recherche du complexe se regroupent pour fonder une université. L’Université Mondragon (UM) compte aujourd’hui près de 4000 étudiantes et étudiants répartis sur huit campus dans les principales villes du Pays basque. En plus des départements d’études commerciales, de génie et de recherche fondamentale, l’UM possède un Centre de formation en gestion et diffusion de la culture coopérative, un département des Sciences sociales et humanités, une faculté des Sciences gastronomiques et arts culinaires, un Centre de recherche en santé au travail créé pour répondre aux besoins des travailleuses et travailleurs de l’ensemble Mondragon. En outre, la plupart des coopératives se sont dotées de centres de formation et de perfectionnement pour leurs membres.
La prévalence des coopératives de production industrielle et agroalimentaire
Le secteur production industrielle de Mondragon est de loin le plus important à la fois par le nombre de coopératives qu’il regroupe, soit 87, et par la valeur économico-sociale qu’il génère. En 2011, ses ventes s’élèvent à 8 milliards de dollars. On reste ébahi par l’ampleur des domaines qu’il couvre: machines-outils, autocars, composantes industrielles dans les domaines aéronautique et automobile, locomotives, bicyclettes, élévateurs, robotique, logiciels de gestion et de programmation, énergie solaire et éolienne, meubles, construction, ponts, édition, recyclage, matériel pour soins hospitaliers et une gamme complète d’appareils électroménagers qui situe Mondragon au premier rang mondial dans le domaine. En 2011, l’unité de recherche en santé a créé Kiro Robotics, une entreprise spécialisée dans la fabrication d’équipements automatisés pour la pharmacie en milieu hospitalier. Un prototype d’automobile électrique entièrement conçue et fabriquée par Mondragon est sorti de ses ateliers en 2010. Le coopératives de production ont participé ou participent à 42 projets internationaux d’envergure, dont la construction de la navette spatiale Columbia et la reconstruction de Ground Zero à New York.
Le secteur distribution et consommation s’avère lui aussi impressionnant. La coopérative, Eroski, créée en 1969, se déploie aujourd’hui en une chaîne d’établissements de grandes surfaces – supermarchés et hypermarchés – qui comprend 2100 magasins répartis sur tout le territoire espagnol. Eroski emploie 55 000 personnes. Sa division alimentation s’approvisionne en bonne partie dans Erkop, un regroupement de coopératives de production agro-alimentaire soutenues par 7500 coopérateurs.
Mondragon n’a jamais cessé de grandir sans perdre son âme
Ce qui distingue avant tout Mondragon à la différence de bien d’autres grandes coopératives, c’est l’adhésion réelle à l’ensemble des valeurs et règles qui balisent le développement du mouvement coopératif et que l’Alliance coopérative internationale (ACI) a résumés en sept principes : 1) Adhésion volontaire et ouverte à tous; 2) Contrôle démocratique des membres sur les processus décisionnels, selon le principe un membre, un vote; 3) Participation des membres à la constitution du capital social; 4) Autonomie de gestion et indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics; 5) Éducation et formation permanente; 6) Coopération entres les coopératives et renforcement du mouvement coopératif; 7) Engagement envers la communauté.
Alors que d’autres ne respectent en pratique que quelques-uns de ces principes, Mondragon semble les embrasser tous de façon exemplaire, notamment en ce qui a trait à l’éducation et à la formation coopératives. L’action de certaines grandes coopératives en ce domaine, y compris au Québec, demeure minime et surtout académique. Les campagnes d’information se transforment en campagnes publicitaires et tendent à illustrer leur caractère «affairiste» plutôt que coopératif.
Dans Mondragon, la participation des membres au capital social n’est pas que symbolique. Après 2 ans comme salarié dans une coopérative, un employé qui veut en devenir membre doit s’engager à verser au capital social entre 8 000 et 18 000 dollars, selon les coopératives. Cet apport peut s’effectuer par un prélèvement mensuel sur sa rémunération et s’étaler sur une période de trois à six ans. L’importance de sa participation au capital social contribue à le rendre conscient de ses droits et devoirs envers sa coopérative, avec le sentiment d’en être vraiment responsable et copropriétaire. Il tient à être entendu tout au long du processus décisionnel.
L’inter-coopération est aussi prise très au sérieux dans le mouvement Mondragon. À la fin de chaque exercice financier, environ 20% des bénéfices de l’ensemble va vers des fonds communs pour le financement des structures éducatives, de la solidarité inter-coopérative, de la gestion coopérative et de la promotion et diffusion et de la culture coopérativiste. En moyenne, 45% des bénéfices demeure affecté à la rémunération des travailleurs-coopérateurs. Les simples salariés ont aussi droit à une certaine ristourne.
L’engagement envers la communauté ne se résume pas à quelques cadeaux offerts à des organismes sportifs, culturels ou humanitaires. C’est toute l’organisation qui est tournée vers le service à la communauté. La Caja Laboral Popular n’investit pas en Bourse ni dans les multinationales, mais dans les petites et moyennes entreprises de la région et particulièrement dans des coopératives.
L’écart entre les rémunérations les plus basses et celles des dirigeants est de 1 à 4 dans la plupart des coopératives du groupe. Le président de Mondragon touche 9 fois la rémunération la plus basse dans le complexe coopératif. La grande question: pourquoi ces dirigeants reconnus parmi les meilleurs en Espagne ne s’envolent-ils pas vers l’entreprise privée qui leur offre de bien meilleurs salaires? Parce qu’ils sont formés et recrutés à l’intérieur du mouvement et qu’ils en ont intégré l’esprit de solidarité, d’équité, d’honnêteté et de service à la communauté. Ce n’est pas le cas dans toutes les grandes coopératives qui ont tendance à se comparer non pas à leurs employés les moins bien payés mais aux hauts dirigeants des multinationales. On s’étonne qu’une telle ponction sur le trésor collectif de ces coopératives ne fasse point scandale. Ces coopératives en seraient-elles venues à considérer comme normal cet accaparement cupide?
Vers une «république coopérative»
Ses fondateurs l’appelaient «la Experiencia Mondragon». Aujourd’hui encore, l’expression demeure fréquemment employée dans les documents du Complexe Mondragon. C’est une expérience grandeur nature qui a valeur éducative et exemplaire pour le mouvement coopératif mondial, ainsi que l’a reconnu, l’an dernier, Mme Pauline Green, présidente de l’ACI. Mondragon préfigure ce que pourrait être une «république coopérative» (j’emprunte cette expression au dernier livre du sociologue français Jean-François Draperi), c’est-à-dire une collectivité, une nation, un pays où le mode d’organisation économique dominant ne serait plus fondé sur la compétition, l’agressivité et, en fin de compte, sur la guerre économique, mais sur la coopération, la solidarité, l’équité et la primauté du travailleur et du travail sur le capital. Où la valeur ajoutée ne serait pas distribuée à des actionnaires anonymes, étrangers à la production réelle de valeur, mais demeurerait entre les mains de ceux qui font rouler l’entreprise, sans oublier le service à la collectivité qui l’accueille. Le système coopératif n’a-t-il pas été imaginé à l’origine comme une alternative à un mode de production individualiste, aliénant et prédateur? Dans son essence même, le coopérativisme est porteur d’un projet de société. Creuset de démocratie, il encastre l’économique dans le social, rend le travailleur digne propriétaire de son travail, réduit les inégalités, valorise l’éducation et met le marché au service de l’intérêt général. Par contre, un mouvement coopératif qui n’a d’autre objectif que la croissance de ses actifs et de ses profits – appelés «surplus» – n’est-il pas condamné à perdre son âme? En d’autres termes, au Québec nos grandes coopératives respectent-elles vraiment les grands principes de l’ACI? La rémunération de leurs dirigeants est-elle du même ordre (rapport de 1 à 4 et pour le plus haut dirigeant de 1 à 9)? La formation est-elle orientée uniquement par la logique d’affaires ou par une viabilité économique adossée à de fortes finalités sociales et écologiques? On souhaiterait quelques bonnes enquêtes sur la question de la part des chercheurs spécialisés dans le domaine. Dossier à suivre.
Quel bon texte ! Quelle utile recherche! Il faut que ce texte circule – il clos le bec à tous ceux qui prétendent que les grandes coopératives n’ont pas le choix de politiques de rémunération concurrentiels afin de pouvoir compter sur des dirigeants compétents ! Or, dans les coopératives, contrairement aux entreprises capitalistes, on ne mise pas sur un seul cerveau. Les coopérative sont efficaces grâce à un leadership partagé. Ce texte de Jacques B.Gélinas prouve que la social-démocratie et ses entreprises coopértives sont viables. Si elles restent fidèles à leurs valeurs, elles réussissent à traverser les crises et à répondre aux besoins de leurs membres. Bravo M. Gélinas ! Merci Louis Favreau de nous avoir fait connaître ce texte.