L’auteur invité est Martin Richer, collaborateur à Metis, correspondances européennes du travail.
Dans une première partie, « La crise, la France, l’Europe : 5 signaux majeurs », nous avons abordé les impacts sociaux les plus visibles de la crise en Europe : exacerbation des tensions, modification des attitudes et des comportements, fragilisation d’une partie de la population, précarisation du travail et de l’emploi, affaiblissement des protections sociales. Mais derrière le fracas et la fureur de la crise, se produisent aussi des mutations à bas bruit, qui ne se laissent capter que par des signaux faibles. Ces transformations silencieuses sont moins des évolutions visibles que des glissements qui les rendent possibles.
Le chômage devient le facteur de discrimination dominant
La forte progression du chômage en Europe ne pouvait rester sans conséquences sur le ressenti des populations. La troisième enquête européenne sur la qualité de vie d’Eurofound montre que la situation d’emploi (être hors travail ou au travail) est le facteur qui pèse le plus sur le niveau ressenti de satisfaction devant la vie (avec l’état de santé). Et le chômage de longue durée plus encore. Ce dernier est très fortement corrélé au niveau d’exclusion sociale, à une moindre satisfaction exprimée vis-à-vis de la vie et à une méfiance vis-à-vis des autres.
L’Europe des 27, zone économique la plus riche du monde compte 116 millions de citoyens en risque de pauvreté ou d’exclusion. Les mesures visant au retour à l’emploi des chômeurs ou à l’amélioration des revenus pour les travailleurs les plus modestes ne sont pas les seuls leviers efficaces pour lutter contre l’exclusion : l’implication dans les associations ou les causes humanitaires sont un autre moyen efficace. 42% des Européens (dont 41% des Français) participent à des activités sociales, associatives ou religieuses.
Qui sont les plus heureux des Européens ? Il n’est pas indifférent de constater que le niveau de bonheur déclaré et le niveau de satisfaction devant la vie sont les plus élevés dans les pays qui ont historiquement le mieux réussi à contenir le chômage (même si leurs performances se sont fortement dégradées en fin de période) : le Danemark (paradis européen en terme de bonheur déclaré), suivi de la Finlande, de la Suède, du Luxembourg, des Pays-Bas et de l’Autriche. De fait les deux indicateurs sont très sensibles à la situation d’emploi. Par exemple le niveau de satisfaction devant la vie (échelle de 1 à 10) se situe (en moyenne pour les 27 pays) à 7,3 pour les personnes en emploi mais chute à 6,9 pour les employés disposant d’un CDD de moins de 12 mois, à 5,9 pour les chômeurs et même à 5,7 pour les personnes en incapacité. Pour les personnes en emploi, il est de 7,7 pour celles qui pensent improbable de perdre leur emploi, mais de 6,4 pour celles qui l’estiment probable.
L’insécurité de l’emploi s’étend. La proportion des Européens qui pensent probable de perdre leur emploi dans les 6 mois à venir s’est accrue de 9% en 2007 à 13% en 2011 (15% en France). Cette augmentation très significative masque une explosion dans les pays les plus touchés par la crise : Chypre (de 9% en 2007 à 32% en 2011), Grèce (8% à 31%) et Lettonie (13% à 25%). Or, on sait aujourd’hui que l’anxiété face au risque de la perte d’emploi est l’un des facteurs de stress les plus aigus.
Peut-on faire société lorsque l’on est exclu de l’emploi ? La confiance envers les personnes – bon indicateur de cohésion sociale – est très variable selon la situation d’emploi. Elle s’établit à 5,3 (sur une échelle de 1 à 10) pour les salariés en poste, mais tombe à 4,8 pour les chômeurs et 4,5 pour les personnes en incapacité. Dans certains pays, la tendance au repli sur soi s’étend, ainsi que l’exode forcé. Qui sait qu’en Lettonie, un pays qui a vu son PNB chuter de 25% en deux ans (2008 – 2010) et son taux de chômage des jeunes grimper à 40%, quelque 200 000 citoyens ont quitté le pays ? Cela représente 10% de la population.
On a vu dans la section consacrée aux services publics que l’Europe vient d’enregistrer pour la première fois depuis 1975, une baisse de dépenses de santé. Un rapport de l’OCDE (« Social spending after the crisis — Social expenditure data update 2012″) permet d’analyser toutes les dépenses à caractère social (santé mais aussi emploi, retraites, familles, santé, logement…). Là encore, l’impact de la crise est directement visible. Alors que ces dépenses ont continué à augmenter dans la plupart des pays, on observe des contractions de 14 % en Grèce et de 13 % en Hongrie. C’est la France qui consacre la plus grosse part de son PNB à la politique sociale, avec 32,1 %, suivie par le Danemark (30,2 %) et la Suède (29,8 %). En queue de peloton, on trouve la Corée et le Mexique avec moins de 10%. Les écarts entre pays au sein de l’OCDE vont donc de un à trois.
Sans surprise compte tenu de la progression du chômage, ce sont les dépenses consacrées à l’emploi qui ont le plus progressé. Les dépenses publiques consacrées aux allocations chômage sont passées, en moyenne (pays OCDE), de 0,7 % du PNB en 2007 à 1,1 % en 2009 et se maintiennent à ce niveau. Les plus fortes progressions entre 2008 et 2009 ont été enregistrées en Islande (augmentation de 0,3 % du PNB à 1,7 %), en Irlande (de 1,4 % à 2,6 %) et en Espagne (de 2,2 % à 3,5 %). Aux dépenses d’indemnisation du chômage, qu’elle qualifie de « passives », l’OCDE oppose les dépenses dites « actives », qui comprennent l’accompagnement et l’aide à la recherche d’emploi, les mesures d’aide à l’emploi et la formation professionnelle des chômeurs. On peut ainsi constater la faiblesse de ces dépenses (de 0.5% du PNB en 2007 à 0.6% en 2009), dont la modeste augmentation contraste avec le défi que constitue la progression du chômage.
Le rapport d’Eurofound a le mérite de brasser large et de montrer que la situation de chômage – et plus encore de chômage de longue durée – a de multiples implications dans de nombreux domaines de la vie personnelle et sociale: elle est associée à un état de santé (physique et mentale) plus défaillant, une moindre satisfaction dans sa vie amicale et sociale, un manque de confiance envers les autres et les institutions, une plus faible participation à la vie civile et un plus fort sentiment d’exclusion.
Créer son entreprise : entre appétence et résignation
Face à l’impasse du chômage, la création d’entreprise propose-t-elle une issue ? La crise a bel et bien touché les mentalités européennes sur ce point. C’est ce que montre l’étude « Entrepreneurship in the EU and beyond », publiée en janvier 2013. Elle indique que 37% des personnes interrogées dans l’Europe des 27 préféreraient être entrepreneurs, dans le cas où elles devraient choisir entre le salariat et l’indépendance. En 2009, ce même chiffre s’élevait à 45%. A l’inverse, près de 58% des Européens interrogés préféreraient être employés, contre 49% en 2009. Ce sont dans les pays les plus touchés par la crise que cette proportion a le plus progressé (Chypre : +17 points). Bien sûr, le caractère incertain des revenus et de la stabilité d’une entreprise nouvellement créée jouent en grande partie dans cette diminution de l’attrait pour l’entreprenariat. Les nombreuses faillites, qui ont affecté aussi bien de grandes banques que des petites entreprises depuis le début de la crise ont renforcé ce sentiment d’insécurité. Mais d’autres aspects plus positifs se cachent derrière ces évolutions. […]
Conclusion : une Europe sociale ?
La simple évocation du mot ‘crise’ dénote des racines ancrées sur le ‘vieux continent’, tant l’Amérique et surtout l’Asie, vivent une autre réalité. L’enquête de l’IFOP sur « Regards internationaux sur la situation économique et sur la mondialisation », publiée en février 2013 et menée dans 6 pays l’a bien montré : la proportion des personnes interrogées qui, en pensant à la situation économique, affirment que « nous sommes encore en pleine crise » est de 71% en France mais tombe à 45% aux Etats-Unis, 41% en Afrique du Sud et même 28% en Inde, 25% en Chine et 17% en Brésil.
Mais dans un contexte de croissance atone, il est à craindre que la crise en Europe ne s’installe durablement. Ces affleurements sonores comme ces transformations silencieuses reflètent les mutations sociales elles-mêmes en évolution. Pour savoir comment réagir, il faut écouter Jean-Luc Godard : « Je croirai à l’Europe le jour ou la télévision passera non pas seulement des mauvais films américains mais des mauvais films suédois. » Quand pourrons-nous croire en l’Europe sociale ?
Pour lire le texte original, avec les références, on va sur le site de Metis, correspondances européennes du travail.
Discussion
Pas de commentaire pour “La crise, la France, l’Europe : 5 transformations silencieuses”