L’auteur invité est Denis Clerc, fondateur d’Alternatives Economiques, membre de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES).
L’idéologie a encore frappé. Ce matin, l’idéologue en chef s’appelle Pierre Chappaz. Avec l’appui de quelques informaticiens, il a fondé et dirigé Kelkoo ¬en 1999, revendu en 2004 (pour 475 millions de dollars) à Yahoo, (qui l’a revendu en 2008 pour le quart de son prix d’achat). Pierre Chappaz, domicilié en Suisse depuis plusieurs années, est aujourd’hui patron d’Ebuzzing. Il vient de publier sur le site Economie Matin une féroce critique du « multiplicateur keynésien ».
Rappelons brièvement ce que ce terme signifie chez Keynes : en période de récession, l’épargne ne s’investit plus, ou moins, ce qui réduit d’autant la dépense. Accroître alors son épargne revient à accentuer la récession : « Toutes les fois que vous économisez cinq shillings vous privez un homme de travail pendant une journée, écrivait Keynes en 1931. En épargnant ces cinq shillings vous contribuez au chômage à raison d’un homme/jour. » Pour briser le cercle vicieux récessionniste – moins de dépenses, donc moins d’activité, donc moins de revenus, donc … -, il faut qu’un surplus de dépenses publiques compense l’amoindrissement de dépenses privées. Quel type de dépense publique ? De préférence, des dépenses en faveur d’infrastructures, d’équipements collectifs ou de développement durable, car on fait alors d’une pierre deux coups. Mais, à la limite, toute dépense publique susceptible d’encourager la reprise des dépenses privées pourrait faire l’affaire, comme l’écrit ironiquement Keynes dans La théorie générale (1936) : « Si le Trésor était disposé à emplir de billets de banque des vieilles bouteilles, à les enfouir à des profondeurs convenables dans des mines désaffectées qui seraient ensuite comblées avec des détritus urbains, et à autoriser l’entreprise privée à extraire de nouveau les billets suivant les principes éprouvés du laissez-faire […], le chômage pourrait disparaître. » Voilà le multiplicateur : en présence d’une dépense privée insuffisante, une dépense publique qui permet d’accroître l’activité, jusqu’au point où la dépense privée prend le relais, et où l’épargne sort donc de sa tanière pour financer des investissements. Mais quand la dépense publique diminue alors même que la dépense privée continue d’être insuffisante, le multiplicateur joue à l’envers, et devient en réalité un « diviseur », contribuant à accentuer la récession. C’est ce « multiplicateur à l’envers » qui est aujourd’hui dénoncé par de nombreux économistes, à commencer par ceux du FMI ou ceux de l’OFCE : toutes les fois que l’Etat réduit ses dépenses, il contribue à réduire l’activité économique dans une proportion encore plus forte.
Une vue de l’esprit ? Pierre Chappaz, s’appuyant sur ce qu’il appelle le « bon sens », avance que « toutes les fois qu’il augmente ses dépenses, l’Etat prend la même somme dans la poche des consommateurs et des entreprises », ceci étant vrai, selon lui, même lorsque l’Etat s’endette au lieu de prélever des impôts pour financer ces nouvelles dépenses, « car faire de la dette aujourd’hui c’est se mettre dans l’obligation d’augmenter l’impôt demain pour rembourser l’emprunt, capital et intérêts ». Ce qu’on appelle habituellement « l’équivalence ricardienne » : les gens ne sont pas aveugles, et savent bien que, si ce n’est aujourd’hui, leurs impôts augmenteront tôt ou tard, pour payer les intérêts et rembourser les emprunts. D’effet multiplicateur, il n’y a donc pas, puisque l’Etat dépense d’une main ce qu’il a pris dans la poche des contribuables de l’autre : il y a seulement transfert. Et comme, ajoute-t-il, « le fonctionnaire fera en moyenne de moins bons choix que le consommateur ou l’entrepreneur qui eux n’ont que leur propre argent à dépenser », le multiplicateur effectif – en termes d’utilité – est moindre que 1. Conclusion : mieux vaut baisser les impôts et la dépense publique, l’économie – et les citoyens – s’en porteront mieux.
On passera sur les multiples interrogations théoriques que suscitent ces affirmations : outre l’équivalence ricardienne mentionnée plus haut, l’auteur adhère naïvement ( ?) à la « loi de Say » (toute offre engendre sa propre demande, il ne peut donc y avoir de désajustement global entre production et dépense), oublie que l’analyse keynésienne du multiplicateur ne vaut qu’en période de récession, et crédite la dépense privée d’une supériorité absolue sur la dépense publique (en d’autres termes, mieux vaut une soirée au Fouquet’s que la réfection d’une école). Ce sont certes là péchés véniels : s’il fallait connaître les théories économiques pour donner son point de vue, beaucoup de blogs devraient fermer. Mais peut-être lirait-on moins de bêtises.
Non, ce qui me choque, et me hérisse le poil, c’est le refus de regarder la réalité. Alors, regardons la donc. Dans la zone euro, en 2012, voici quatre pays qui ont fait de gros efforts pour réduire leur déficit public “structurel” (c’est-à-dire une fois neutralisés les effets positifs ou négatifs de la conjoncture). Exprimés en points de Pib, ce sont l’Espagne (- 1,4 %), le Portugal (- 2,1 %), l’Italie (- 2,3 %), la France (-1,3 %). Pourtant, malgré cet effort relativement important en période de récession, à l’arrivée, le déficit public effectif a progressé dans deux cas (Espagne : + 0,8 % de Pib, Portugal : +0,6 % de Pib) et il s’est réduit sensiblement moins que l’effort initial dans les deux autres cas (Italie : – 1 % de Pib, France : – 0,6 % de Pib). Dans les quatre cas, le « multiplicateur à l’envers » a été à l’œuvre, l’effort initial a engendré des effets pervers, de type keynésiens (freinage de l’activité économique) ou de type spéculatifs (hausse des taux d’intérêt pour les emprunteurs, publics et privés) qui ont réduit sensiblement le résultat final. En gros, pour réduire de 1 % de Pib le déficit public, il faut augmenter l’austérité publique (baisse des dépenses ou hausse des impôts) de 1,5 à 2 % de Pib. Le reste se perd en route, au détriment de la plupart des acteurs économiques, soit parce qu’ils payent plus d’impôts, soit parce qu’ils bénéficient de moins de services publics ou de prestations sociales. Pour dire les choses simplement, en période de récession – et nous y sommes -, le « multiplicateur à l’envers » aboutit à faire payer les gens deux fois plus qu’il ne le faudrait en période normale. La conclusion est simple. Vouloir réduire à toute force les déficits publics en période de récession, c’est un peu comme naviguer contre le vent : on s’y épuise sans parvenir à avancer.
Mais je voudrais tirer une autre leçon de cette brève confrontation aux faits. Ce n’est pas la première fois que je suis frappé par la façon dont raisonnent les partisans d‘un libéralisme extrême, avec un Etat réduit à ses fonctions régaliennes : au lieu de se confronter aux faits, ils développent un raisonnement formel, qui peut séduire certains, mais qui ne s’appuie quasiment jamais sur l’observation des faits. Ainsi, le multiplicateur keynésien ne peut pas exister, en raison de la loi de Say. Pierre Lemieux, dans son Comprendre l’économie (ou comment les économistes pensent) (éd. Les Belles Lettres, 2008), consacre 7 pages à dénoncer le « mythe » du multiplicateur, qualifié de « vacuité économique », grâce à un petit exemple micro-économique, sans jamais s’intéresser à des faits réels. Pascal Salin, autre économiste de la même école, écrit dans son dernier ouvrage (Revenir au capitalisme pour éviter les crises, éd. Odile Jacob, 2010) que l’Etat « ne crée pas de ressources nouvelles. Il en gaspille même, puisqu’il faut bien rémunérer tous ceux qui interviennent pour faire fonctionner ce circuit [celui du crédit, qu’il tente de relancer en période de crise]. (…) En outre, en augmentant – aujourd’hui ou demain – la charge fiscale, l’Etat détruit nécessairement des incitations à travailler, produire, épargner et investir. » Pas un mot des crises du XIXème siècle ou de celle des années 1930, pourtant marquées par un Etat très abstentionniste. Pas un regard du côté des pays scandinaves, où la dépense publique absorbe plus de moitié du PIB, et qui, pourtant, ne sont pas les moins performants économiquement parlant. Seulement des raisonnements formels servant à justifier l’inutilité de l’Etat. J’avais déjà été frappé, dans un précédent ouvrage du même auteur (Libéralisme¸ éd. Odile Jacob, 2000), par cette espèce d’enfermement dans une logique abstraite, coupée de toute référence à la réalité. Ainsi, à propos des accidents de la route, il soutenait qu’ils n’avaient rien à voir avec la vitesse des véhicules : « Si les accidents de la route ne sont pas infiniment plus nombreux qu’ils ne le sont en réalité, ce n’est pas parce que les autorités publiques contrôlent les conducteurs, mais c’est fondamentalement parce que chaque conducteur individuellement est mû par son intérêt particulier. » Supprimons les gendarmes, les limitations de vitesse, les radars et tous ces dispositifs répressifs : ils ne servent à rien, sinon à réduire la liberté de chacun. Séduisant, n’est-il pas ? Un détail, pourtant : je viens d’entendre à la radio que, en 2011, 25 % des accidents de la route mortels avaient eu pour cause une vitesse excessive des véhicules concernés. J’ai tendance à penser que l’on peut ajouter un mort de plus à ce bilan : le raisonnement séduisant de Salin.
Ce que j’appelle idéologie, au fond, c’est le refus de regarder les faits et leur préférer les raisonnements qui vous arrangent.
Pour lire le texte original, on va sur le blogue de l’auteur.
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