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Le samedi 23 avril 2022

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À quel moment la dette publique devient-elle risquée ?

L’auteur invité est J. Bradford DeLong, professeur d’économie à la University of California at Berkeley et chercheur associé au National Bureau for Economic Research.

Un gouvernement n’appliquant pas un impôt suffisant pour couvrir ses dépenses s’expose inexorablement à toutes sortes de difficultés générées par la dette. Ses taux d’intérêt nominaux sont voués à augmenter à mesure de la crainte croissante des détenteurs d’obligations à l’égard de l’inflation. Ses chefs d’entreprise auront quant à eux tendance à courber l’échine, et s’efforceront d’exfiltrer leurs richesses hors des sociétés qu’ils dirigent, de peur d’être soumis à un futur impôt sur les sociétés élevé.

Par ailleurs, les taux d’intérêt réels auront dans ce cas également tendance à augmenter, en raison de l’incertitude des politiques, rendant peu rentables de nombreux investissements pourtant socialement productifs. De plus, lorsque l’inflation s’installe, la division du travail diminue. Ce qui constituait auparavant une large toile de fond tissée par de très fins liens monétaires se fragmente alors en réseaux de petite taille solidifiés par d’épais liens de confiance personnelle et d’obligation sociale. Or, faible division du travail signifie également faible productivité.

Tout ceci est voué à se produire – tôt ou tard – lorsqu’un gouvernement ne taxe pas suffisamment pour couvrir ses dépenses. Mais ceci peut-il arriver aussi longtemps que les taux d’intérêt restent bas, que les cours boursiers demeurent porteurs, et que l’inflation reste modérée ? Selon moi, comme pour d’autres économistes parmi lesquels Larry Summers, Laura Tyson, Paul Krugman et beaucoup d’autres, la réponse est non.

Dès lors que le prix des actions continue de susciter l’optimisme, les dirigeants d’entreprises ne craignent ni les taxes futures ni l’incertitude en matière de politiques. Aussi longtemps que les taux d’intérêt restent bas, aucune pression à la baisse ne pèse sur l’investissement public. Et tant que l’inflation conserve un faible niveau, la dette supplémentaire à laquelle s’expose un gouvernement continue d’être considérée comme une réserve de valeur, n’empêche pas les épargnants de dormir la nuit, et stimule l’économie, dans la mesure où elle favorise le désendettement, et augmente le rythme des dépenses.

En bref, les économistes ne prêtent pas seulement attention à la quantité – c’est-à-dire au montant de la dette contractée par un État – mais également aux prix. Et dans la mesure où les individus échangent des obligations contre des matières premières, des liquidités et des actions, les prix de la dette étatique suivent le taux d’inflation, le taux d’intérêt nominal, ainsi que le volume du marché boursier. Le clignotant de ces trois prix est alors au vert, indiquant que les marchés préféreraient voir la dette étatique croître à un rythme plus rapide que celui des prévisions actuelles.

Dans leur étude influente intitulée « La croissance en période de dette, » Carmen Reinhart et Ken Rogoff soulèvent la question suivante : « Si les déficits surdimensionnés et autres plans de sauvetage des banques peuvent s’avérer utiles dans la lutte contre la récession, quel est l’impact macroéconomique à long terme de ces plus hauts niveaux de dette gouvernementale, notamment dans un contexte de vieillissement des populations et d’augmentation des coûts d’assurance sociale ? » Selon Reinhart et Rogoff, il existerait un seuil de dette publique de « 90% du PIB [annuel], » au-delà duquel « les taux de croissance chutent… [à la fois] dans les économies développées et les économies émergentes. »

La principale erreur commise par Reinhart et Rogoff dans leur analyse – et en réalité la seule erreur significative – réside dans leur utilisation du terme « seuil. » Ce choix sémantique, ainsi que le graphique qui l’accompagne, conduisent de nombreuses personnes à la confusion. Le comité de rédaction du Washington Post a par exemple récemment condamné ce qu’il a qualifié d’approche « Don’t worry, be happy » à l’égard du déficit budgétaire et de la dette gouvernementale des États-Unis, au motif qu’il existerait un « seuil de 90% au-delà duquel les économistes considèrent qu’apparaît une menace pour la croissance économique à long terme. »

La rédaction du Washington Post a certes démontré, depuis le début des années 2000, qu’elle échouait bien souvent à appuyer ses affirmations par des données empiriques. Seulement voilà, cette formule de « croissance en période de dette » a également induit en erreur le commissaire européen Olli Rehn, ainsi que beaucoup d’autres, qui ont affirmé que « lorsque la dette [étatique] atteignait 80 à 90% du PIB, elle commenç[ait] à évincer l’activité. » Reinhart et Rogoff – c’est ce que tout le monde comprend clairement – considèrent que lorsque le ratio dette/PIB se situe en dessous de 90%, une économie est alors à l’abri des difficultés, et que ce n’est que lorsque la charge de la dette dépasse 90% que la croissance est menacée.

Or, l’existence d’un tel seuil est tout à fait erronée. C’est là une fabrication de Reinhart et Rogoff sur la base d’une méthode non-paramétrique : cela revient à placer vos données dans quatre paniers distincts, le pourcentage de 90% se situant à la base du panier le plus élevé. En réalité, le taux de croissance diminue graduellement et en douceur à mesure de l’augmentation du ratio dette/PIB – le pourcentage de 80% n’apparaît ainsi qu’artificiellement meilleur que 100%.

Par ailleurs, comme l’affirment Reinhart et Rogoff, la corrélation entre dette élevée et faible croissance permet de déterminer si la dette présente un risque. C’est parfois le cas : une grande part de cette relation découle d’États dans lesquels les taux d’intérêt sont plus élevés et le marché boursier plus faible, et où la supériorité du ratio dette/PIB signifie en effet une croissance moins rapide.

Une plus grande part de cette relation émane d’États où les taux d’inflation sont plus élevés lorsque la dette étatique l’est aussi. Mais elle découle également parfois de pays dans lesquels la croissance était déjà lente, et où, comme le fait constamment valoir Larry Summers, les ratios dette/PIB élevés résultent ainsi du dénominateur, et non du numérateur.

Quelle place reste-t-il alors à la relation entre dette et performance économique dans les pays présentant des taux d’intérêt bas, une inflation faible, des cours boursiers porteurs, et une croissance saine ?

Très peu, si ce n’est aucune. Aux États-Unis, tout du moins, l’expérience nous a appris qu’il y avait peu de risque à accumuler davantage de dette étatique tant que les taux d’intérêt et l’inflation ne commençaient pas à s’élever au-dessus de leurs niveaux normaux, ou que la bourse se portait bien. Il existe par ailleurs d’importants avantages potentiels à résoudre dès maintenant les vrais problèmes de l’Amérique, à savoir le chômage et le relâchement de la capacité.

Traduit de l’anglais par Martin Morel
Copyright: Project Syndicate, 2012.
www.project-syndicate.org

Pour lire le texte original, on va sur le site de Project Syndicate.

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