L’auteur invité, George Monbiot, est journaliste au Guardian (extraits)
On a pu qualifier cette histoire de révoltante, de monstrueuse, d’inhumaine – elle n’est pourtant guère différente de bien d’autres pratiques quotidiennes en Afrique. La compagnie de négoce de pétrole Trafigura vient d’accepter de payer des compensations à 31 000 personnes en Côte d’Ivoire, à la suite de la publication par le Guardian et la BBC de courriels envoyés par ses commerciaux. Ceux-ci révélaient que Trafigura savait que les boues de pétrole envoyées là-bas étaient contaminées par des déchets toxiques. Mais le sous-traitant ivoirien chargé de vider le tanker s’en est débarrassé dans des zones habitées de la capitale et de la campagne. Des dizaines de milliers de personnes en sont tombées malades et quinze sont mortes. Alors que le document légal des accords d’indemnisation affirme que les boues auraient pu tout au plus causer une gamme de symptômes grippaux bénins et non permanents, ainsi que du stress, c’est l’un des pire cas d’expositions chimiques depuis la fuite de l’usine de Union Carbide à Bhopal. Mais en dehors de cela, le cas Trafigura n’a rien d’exceptionnel. Ce n’est qu’une décharge sauvage mondiale de plus, parmi toutes celles que dissémine le monde riche sur la planète.
Dans l’édition du Guardian où ont été publiées les courriels de la compagnie pétrolière, on pouvait également lire un article à propos d’une épave de bateau découverte sous 480 mètres d ’eau au large de la côte italienne. Les enquêteurs localisèrent le navire grâce à la dénonciation du fait par un mafioso. Il semble qu’il transportait des fûts de déchets nucléaires quand la maffia l’a coulé en utilisant des explosifs. L’informateur, Francesco Fonti, dit que son clan a reçu 100 000 £ [108 000€] pour s’en débarrasser. Ce qui rend l’histoire intéressante c’est qu’il semble que les déchets soit Norvégiens. La Norvège est reconnue pour ses lois environnementales sévères, mais une cargaison de déchets nucléaires ne disparaît pas sans que quelqu’un de haut placé n’ait fermé les yeux.
Les procureurs italiens conduisent des investigations sur 41 sabordages supplémentaires. Mais la plupart n’ont pas été coulés en Italie : ils ont disparus au large des côtes somaliennes. […]
Les seuls qui aient tenté de mettre réellement un terme à ces décharges sont des pirates somaliens. La plupart d’entre eux ne recherchent que butins et violences en prenant la mer ; mais quelques uns ont formés des patrouilles côtières pour empêcher la surpêche et le dépôt illégal d’ordures par des flottes étrangères. Certains des navires qui ont été protégés pat la Combined Task Force 151, l’opération de police du monde riche dans le golfe d’Aden, sont venus pêcher illégalement ou jeter des déchets toxiques. Les vaisseaux militaires n’ont rien fait pour les en empêcher.
La loi ne pourrait être plus claire : la convention de Bâle, relayée par des directives européennes, interdit à l’UE ou aux nations de l’OCDE de se débarrasser de déchets dangereux dans les pays pauvres. Mais si la loi n’est pas appliquée, la loi est inutile. Par exemple, bien que les équipements électroniques hors d’usage soient supposés être recyclés sur le sol national par des compagnies agréées, d’après Consumer International se sont environ 6,6 millions de tonnes qui quittent l’UE illégalement chaque année.
La plus grande partie de tout cela atterrit en Afrique de l’Ouest. Une enquête du Mail on Sunday a retrouvé des ordinateurs ayant appartenu au NHS, [National Health Service, l’équivalent du Ministère de la Santé en France] cassés et brûlés par des gamins dans des décharges au Ghana. Ils essayaient d’extraire du cuivre et de l’aluminium en brûlant les plastiques, ce qui les expose à des inhalations de plomb, de cadmium, de dioxines et de retardateurs de flamme à base de brome. Des tests conduits dans une autre des plus importantes décharges sauvages du monde, celle de Guiyu en Chine, révèlent que 80% des enfants de la ville présentent des niveaux dangereux de plomb dans le sang. […]
L’affaire Trafigura est une métaphore du capitalisme entrepreunerial. Toute entreprise s’efforce de garder les profits et de se débarrasser des coûts sur quelqu’un d’autre. On se débarrasse du risque-prix sur les fermiers, des risques sanitaires et de sécurité sur des sous-traitants, des risques d’insolvabilité sur des créanciers, des risques économiques et sociaux sur l’Etat, des déchets toxiques sur les pauvres, et des gaz à effet de serre sur tout le monde.
Un autre article paru le même jour annonçait le transfert de 7 milliards de livres [7,5 milliards d’Euros] d’actifs, composés d’hypothèques immobilières et de CDO, [collateralised debt obligations], sur un fond d’investissement aux îles Caïman. […] Universellement décrits comme des « actifs toxiques », quelques traders les appellent même des « déchets toxiques », tout le monde comprend la métaphore, même sans être un spécialiste : les banques cherchent à se débarrasser de leurs passifs tout en se raccrochant à leurs actifs. Peut-être ne faut-il pas s’étonner d’apprendre que Trafigura gère également un hedge fund , ou que Lord Strathclyde, leader des conservateurs à la Chambre des Lords, est l’un des directeurs de celui-ci.
Ce parti, comme le New Labour, plaide pour une dérégulation continue de l’économie. Le cas Trafigura, tout comme la crise financière, montre que dans le monde économique il y a des gens suffisamment sans vergogne pour fermer les yeux sur à peu près n’importe quoi si cela peut rapporter de l’argent. L’économie sans régulations devient difficile à distinguer du crime organisé. Une régulation sans application stricte est une invitation ouverte à empoisonner la vie d’autrui. D’ennuyeuses règlementations, un pouvoir d’Etat, une bureaucratie tatillonne – ces interférences que tout un chacun affirme détester : c’est en fait tout ce qui se dresse entre la civilisation et l’enfer entrepreneurial.
Publication originale The Guardian; traduction de Patrice Barbot pour Contre Info, où on trouve la version complète de cet article
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