L’auteur invité est Thomas Piketty, professeur d’économie. L’interview est réalisé par Christian Losson, Cécile Daumas, Florent Latrive, journalistes à Libération.
Depuis quinze ans, Thomas Piketty, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et professeur à l’Ecole d’économie de Paris, travaille sur les inégalités. Il plaide ici pour la création d’un impôt mondial progressif sur le capital.
Depuis les années 70-80, l’héritage pèse de plus en plus dans les revenus et les inégalités sociales sont reparties à la hausse. Pourquoi ?
Plusieurs phénomènes se conjuguent. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le stock de patrimoine privé était tombé à un niveau très bas. Il a fallu des décennies pour qu’il se reconstitue. Ce processus a été renforcé par l’abaissement de la croissance depuis les années 70-80. Dans des sociétés de croissance lente, les patrimoines issus du passé prennent naturellement une importance démesurée. Le capitalisme de reconstruction n’était qu’une parenthèse : dans le long terme, il ne peut exister de capitalisme autre que patrimonial.
On pourrait croire pourtant que dans une économie numérisée, le capital humain, l’intelligence seraient valorisés…
Le développement économique repose effectivement sur des qualifications de plus en plus pointues. Mais il nécessite également des équipements, des bureaux, de l’immobilier d’habitation, en quantité et en qualité toujours plus élevés. Au finale, la valeur du capital professionnel, financier et immobilier, c’est-à-dire non humain, s’établit autour de six années de production et de revenu national en ce début de XXIe siècle dans les pays riches, pratiquement autant qu’aux XVIIe et XIXe siècles.
Une faible croissance accentue ce phénomène, mais ne sera-t-il pas corrigé au prochain cycle de croissance forte ?
Nous ne reviendrons jamais à la croissance de 5% par an des Trente Glorieuses, qui correspondait à une phase de rattrapage. Dans les pays qui se situent à la frontière technologique mondiale, la croissance ne dépasse jamais les 1-2% par an, tout au plus. Dès lors, le taux de rendement du capital – au moins 4-5% par an en moyenne, et jusqu’à 7-8% pour les fortunes les plus importantes, comme le montre l’évolution des classements de type Forbes ou Challenges – se retrouve durablement et fortement au-dessus du taux de croissance. Cette inégalité fondamentale, que je note r>g (1) dans mon livre, et qui était la règle jusqu’en 1914, risque fort de redevenir la norme au XXIe siècle. Elle conduit mécaniquement à une concentration extrême des patrimoines et à une divergence sans fin.
Ce sont les guerres, selon vous, qui ont réduit les inégalités au XXe siècle. Comment imaginer un autre système, plus pacifique et plus durable ?
Effectivement, les guerres ont joué un rôle central dans la réduction des inégalités au XXe siècle. Elles ont détruit les patrimoines issus du passé, et elles ont imposé une fiscalité progressive et un Etat social que les élites refusaient avant les conflits. Pour mettre fin au décrochage stérile des plus hautes rémunérations – qui se sont envolées depuis les années 90 -, il suffirait de ressusciter l’impôt confiscatoire sur les revenus indécents que les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont appliqué des années 30 aux années 80. Mais pour contenir la dynamique explosive des inégalités patrimoniales mondiales, il faut inventer de nouveaux outils. Seul un impôt progressif sur le capital, avec des taux atteignant 5-10% sur les fortunes de plusieurs milliards d’euros, permettrait de rétablir pacifiquement l’équilibre. Faute de quoi on assistera à diverses formes de replis nationalistes et protectionnistes.
Dans ce contexte de forte valorisation du capital, cela vaut-il toujours le coup de travailler, de faire des études ? Comment reformuler notre modèle méritocratique ?
Il faudrait d’abord cesser de chanter les louanges de nos modèles méritocratiques nationaux, sans examiner les faits. Aux Etats-Unis, on feint d’ignorer que le revenu moyen des parents des étudiants de Harvard correspond aux 2% des revenus américains les plus élevés. En France, on s’imagine que l’absence de droits d’inscription suffit à assurer l’égalité des chances, et on continue d’investir deux ou trois fois plus de financements publics pour la formation des étudiants les plus favorisés que pour les autres, ce qui ne fait que renforcer les inégalités initiales.
Keynes voyait l’inflation comme un moyen «d’euthanasier les rentiers» – en diminuant la valeur relative de leur capital face à la hausse des prix. Pourquoi ne pas cesser comme on le fait aujourd’hui de lutter contre l’inflation ?
L’inflation, c’est l’impôt sur le capital du pauvre. Les plus riches y échappent, en investissant leur capital en actions ou en immobilier. Il reste qu’en l’absence d’impôt sur le capital accepter un peu plus d’inflation est la seule façon réaliste de réduire la dette publique européenne actuelle. Autrement, nous allons consacrer pendant des années plus de ressources en intérêts de la dette qu’à investir dans l’enseignement supérieur, ce qui est absurde.
Pour réguler ce «capitalisme financier devenu fou», vous militez pour «de nouveaux outils», mais aussi la rénovation des «systèmes de prélèvements et de dépenses» au cœur de l’Etat social. Un chantier sans fin ?
La difficulté aujourd’hui est qu’il faut à la fois inventer de nouveaux outils – à commencer l’impôt progressif sur le capital -, moderniser et rénover profondément les institutions fiscales et sociales existantes. La France est un cas d’école : nos impôts ont atteint un degré de complexité qui en menace gravement l’intelligibilité et l’acceptabilité sociale ; notre système de retraites est émietté en une multitude de régimes peu légitimes, etc. La tâche peut paraître sans fin, mais nous n’avons pas d’autre choix que de mener ces différents chantiers de front. Notre modèle social européen est fragile et ne survivra que si l’on fait preuve d’audace.
Mais n’est-il pas illusoire de plaider pour un impôt progressif sur le capital à l’heure des multinationales et des paradis fiscaux, et alors que les Etats ne parviennent déjà pas à les taxer avec les outils existants ?
C’est une question de volonté politique. Quand ils le souhaitent, les pays riches savent faire respecter leurs décisions, par exemple quand ils envoient un demi-million d’hommes de troupe pour «libérer» le Koweït puis l’Irak. Concernant les paradis fiscaux, le problème est qu’il existe un gouffre souvent abyssal entre les proclamations victorieuses des gouvernements et la réalité de ce qu’ils font.
Un autre impôt transversal et régional est sur le point d’aboutir : la taxe sur les transactions internationales. Peut-il être cumulable avec l’impôt progressif sur le capital ?
Les taxes sur les transactions financières peuvent jouer un rôle utile, comme celles sur la pollution (taxe carbone). Mais elles ne permettent pas de répartir la charge fiscale suivant le niveau de fortune. C’est le même problème de ciblage qu’avec l’inflation.
Pour lire le texte original, on va sur le site de Libération.
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