La semaine dernière j’ai produit une note de recherche de l’IRÉC sur la financiarisation de l’économie. Gérard Bérubé, du Devoir, en a fait un bon compte-rendu. Heureusement, puisque, comme d’habitude, la presque totalité des médias ne diffusent pas nos recherches. En voici donc une présentation succincte.
La financiarisation de l’économie que nous avons connue au cours des dernières années va bien au-delà de la seule spéculation financière. Elle a mis en évidence l’essor d’un capitalisme financier qui se traduit matériellement par un coût du capital plus élevé, avec des conséquences néfastes, tant sur le plan microéconomique que macroéconomique. Le « surcoût » du capital auquel il conduit est formé de revenus prélevés sur les entreprises qui n’ont, en dehors du risque entrepreneurial, aucune justification économique. C’est un phénomène de pure rente. Ce sont les impacts de ce phénomène que j’ai abordés dans ma note de recherche.
Les effets de l’élévation de la norme financière sont ceux que nous avons pu observer pour les sociétés non financières au Québec et au Canada : une augmentation du prélèvement financier (gains en capital et dividendes) sur la richesse produite par les entreprises. Mais puisqu’il ne s’agit pas de la création de nouvelles valeurs ajoutées, cette ponction conduit logiquement à diminuer les revenus perçus par les autres parties prenantes, au premier rang desquels se trouvent les salariés. Et effectivement, à partir des années 1980, les salaires ont connu une dégringolade majeure de leur part dans la valeur ajoutée au Québec et au Canada, passant de 50% à 45% du PIB.
Le drame de la faiblesse des investissements
Il n’y a pas une année où les milieux d’affaires québécois n’entament pas en cœur leurs litanies sur le drame que constitue la faiblesse des investissements privés au Québec. C’est habituellement l’occasion de dénoncer l’inefficacité du modèle québécois de développement, l’omniprésence de l’État et de sa bureaucratie tatillonne, la toute puissance d’un mouvement syndical corporatiste, l’immobilisme de la société civile, etc., toutes plus ou moins tenues responsables de cette situation. Mais dans la réalité, c’est ailleurs qu’il faut chercher les causes du réel sous-investissement, tant au Québec, au Canada ou ailleurs dans les pays industrialisés.
La note de recherche montre que nous sommes passés d’un taux d’accumulation net qui atteignait jusqu’à 8% au cours des années 1950 à une moyenne de moins de 1% pour le Québec pendant les années 2000 et de moins de 2% pour le Canada au cours des deux dernières décennies. Il s’agit là d’un renversement du rythme de l’accumulation du capital. C’est un changement structurel fort qui marque un tournant majeur dans le modèle productif. Si cette situation s’expliquait principalement par une faiblesse de la demande, on aurait aussi dû constater des tendances semblables des profits des entreprises. Or, au contraire, pendant les mêmes années, les profits des entreprises connaissaient une évolution tout à fait différente. Depuis le début des années 1990 les marges bénéficiaires sont en augmentation constante.
Les données tirées de la recherche confirment l’un des éléments clés identifié par les chercheurs s’intéressants au modèle de la financiarisation : le divorce entre la rentabilité, croissante depuis deux décennies, et l’accumulation du capital, médiocre durant cette même période. Ces phénomènes s’expliquent par le « retour des actionnaires » dans la gouvernance des firmes avec, comme corolaire, le transfert de « la valeur aux actionnaires ». Dans tous les cas de figure présentés dans la recherche, l’importance des dividendes versés aux actionnaires connaît une croissance spectaculaire : alors que leur évolution est assez stable ou légèrement à la baisse pendant les années 1980 et la première moitié des années 1990, on assiste depuis 1995 à une hausse spectaculaire des dividendes versés, dont l’importance a plus que doublé durant cette période.
Le versement des dividendes n’est pas le seul moyen pour transférer « la valeur aux actionnaires ». En raison d’un traitement fiscal avantageux des gains en capital, les entreprises ont été très actives dans le rachat d’actions. Pour les seules entreprises du TSX, on est passé de 2 milliards $ de rachats d’actions en 1995 à près de 15 milliards $ en 2004. Malheureusement, ces moyens pour transférer « la valeur aux actionnaires » se font souvent aux dépends de la pérennité des entreprises qui engrangeaient ces profits.
Le point de vue actionnarial, qui domine aujourd’hui l’entreprise, privilégie la rentabilité de l’investissement plutôt que la croissance et favorise la distribution massive des profits aux actionnaires. Le secteur de la finance est le grand gagnant de cette financiarisation. Les sociétés financières ont connu une montée impressionnante de leurs marges, qui sont passées de 10% à plus de 25% entre 1980 et 2013.
L’effet le plus catastrophique de cette financiarisation réside dans l’élévation de la norme de rendement financier imposée aux entreprises, laquelle réduit de manière directe les opportunités d’investissement dans la multitude de projets moins rentables. La chose est trop importante pour que nous laissions ces enjeux sur ces constats troublants. Il m’apparaît important de poursuivre les recherches dans ce domaine vers un chantier plus vaste qui permettrait de mesurer le « surcoût du capital » au Canada (et par le fait même au Québec) et d’en démontrer ses effets sur les entreprises québécoises (et en particulier les PME) en examinant les canaux à travers lesquels se transmettent ces normes de la financiarisation. Car il ne faut pas se tromper, ici, en mettant dans le même sac toutes les institutions financières. Un chantier de travail dans ce domaine devrait par exemple nous aider à identifier les normes, les institutions et les pratiques qui posent véritablement un problème et d’être ainsi en mesure d’identifier des solutions à ces problèmes.
Discussion
Pas de commentaire pour “Financiarisation : la revanche des rentiers”