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Le samedi 23 avril 2022

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De la richesse cachée des nations : sur le livre de Gabriel Zucman

L’auteur invité est Christian Chavagneux, rédacteur en chef adjoint au magazine Alternatives Economiques.

Le jeune économiste français Gabriel Zucman nous offre un livre passionnant sur les paradis fiscaux. En construisant de nouvelles estimations de leur poids, en suggérant des propositions originales pour les combattre et en appelant l’attention sur la possibilité de les sanctionner, il contribue au combat contre ces Etats parasites. On pourra lui reprocher quelques petites erreurs sans importance, regretter qu’il ne traite qu’une partie du sujet ou bien de ne pas s’interroger assez sur les conditions politiques des solutions qu’il propose. Mais cela n’enlève rien à la qualité du livre.

Un sujet sérieux… puisqu’il intéresse les économistes !

Le fait qu’un économiste enseignant à la London School of Economics et chercheur à Berkeley – autant dire parmi la crème des universités mondiales – s’intéresse aux paradis fiscaux contribue déjà à valider le fait que ce thème est important pour qui veut comprendre le fonctionnement de l’économie contemporaine.

Comme le souligne à juste titre Gabriel Zucman dès l’introduction, « les universitaires se sont pendant trop longtemps désintéressés du sujet ». A tort. C’est peut-être un peu moins vrai depuis que le G20 a mis la question parmi les priorités de son agenda, car cela signifie que travailler sur les paradis fiscaux intéresse le champ de la décision politique et donc, soyons prosaïques, permettra sûrement à plusieurs labos de recherche de bénéficier de financements. Aussi faut-il saluer ce travail qui, on l’espère, en appellera d’autres de la part de la gent des économistes tant celui-ci montre tout ce qu’ils peuvent apporter sur le sujet.

Haro sur la Suisse

Le premier chapitre du livre tombe à bras raccourcis sur la Suisse, un pays qui offre ses services d’opacité fiscale depuis des siècles. Economiste empirique, Gabriel Zucman a donc surtout cherché à estimer le montant des fortunes dissimulées dans le pays.

Il utilise pour cela des données de la Banque nationale suisse dont il nous dit qu’elles n’ont jamais été exploitées. Corrigeons cette petite erreur : j’ai pour ma part pris connaissance de ces statistiques il y a plusieurs années grâce aux articles publiés, à partir de ces données, par le journaliste suisse Yves Steiner lorsqu’il travaillait à L’Hebdo. Il les utilisait dans ses articles mais sans les exploiter autant que le fait le livre. J’avais pour ma part décidé de ne pas les utiliser dans mes ouvrages sur les paradis fiscaux pour la raison suivante : les données de flux internationaux de balances des paiements et des banques centrales proviennent des transactions enregistrées par les banques dans lesquelles j’avais une confiance modérée. A tort : Zucman a raison de les mobiliser car, aussi imparfaite soit les estimations que l’on peut reconstruire, elles montrent des choses.

Ainsi, son étude souligne que, a minima, la Suisse gère 1800 milliards d’euros essentiellement non déclarés. Entre 50 et 60 % de ces avoirs appartiennent à des Européens. Gabriel Zucman retrouve là une loi qui semble vérifiée partout : la fraude et l’évasion fiscale sont d’abord organisées dans des réseaux de proximité. Cela n’empêche pas d’emprunter à plein les chemins de la mondialisation financière mais lutter contre ces pratiques demandent en premier lieu de regarder ce qui se passe pas trop loin de ses frontières.

Ainsi, les trois premiers clients de la Suisse seraient l’Allemagne (200 Mds dissimulés), la France (180 Mds) et l’Italie (120 Mds). Ils passent généralement par les îles Vierges britanniques pour dissimuler leur identité et privilégient le placement dans des fonds luxembourgeois. « Îles Vierges britanniques-Suisse-Luxembourg : voilà le trio infernal aujourd’hui au cœur de l’évasion fiscale européenne », conclut l’auteur.

Combien d’argent dissimulé ?

En travaillant au corps les bizarreries des statistiques financières mondiales, le livre propose une estimation de 5800 milliards d’euros détenus sur des comptes situés dans les paradis fiscaux. Une estimation présentée comme basse par l’auteur pour qui la fourchette haute est de l’ordre de 8000 milliards d’euros. Selon l’auteur, 20 % de ces avoirs seraient déclarés et 80 % dissimulés donc de 4600 à 6400 milliards.

Une estimation beaucoup plus basse que celle de 21 000 à 32 000 milliards de dollars, soit 15 000 à 24 000 milliards d’euros proposée à l’été 2012 par James Henry. Une partie de l’écart s’explique par le périmètre différent de l’estimation : là où Zucman tente d’estimer la fortune dissimulée par les riches, Henry inclut dans ses estimations des dépôts à l’étranger réalisés par des entreprises. Comme le souligne Zucman, toutes n’ont pas un compte à l’étranger pour frauder. Mais certaines sûrement, et il est difficile de faire la part entre les deux.

Surtout, Henry s’appuie ensuite sur des travaux de consultants montrant que les riches détiennent leur fortune cachée pour un tiers en dépôts et pour deux tiers en actifs. Il multiplie donc par trois l’estimation des dépôts qu’il a repris de la BRI pour arriver à son estimation finale. Or, nous dit Zucman, si les données de balance des paiements affichent bien des stats bizarres qui font que des pays vendent des actifs financiers mais que personne ne semble les acheter, la différence entre les deux n’est pas aussi élevée que ce suggèrent les estimations de Henry. Y a-t-il des transactions financières internationales qui échappent complètement à l’enregistrement statistique et qui ne se voient pas, y compris dans les écarts bizarre entre actifs et passifs mondiaux et contribuerait à expliquer une partie de l’écart ?

En tout cas, comme le confirme encore une fois le livre, on peut être sûr d’une chose : les sommes d’argent dissimulées dans les paradis fiscaux par les riches sont importantes. Et il faudrait ajouter ce qui résulte du comportement des entreprises pour avoir une estimation complète.

Au total, Gabriel Zucman estime à 130 milliards d’euros par an les recettes fiscales perdues par les pratiques de dissimulation des riches, dont 17 milliards pour la France.

Echange d’informations fiscales à la demande : même pas peur !

Après le constat, les solutions. La dernière partie du livre est consacrée aux politiques de lutte contre les paradis fiscaux. Un chapitre vient confirmer que les mesures mises en œuvre au G20 de Londres d’avril 2009 consistant à étendre le standard d’échanges d’informations fiscales à la demande entre pays n’effraie en rien les fraudeurs. En s’appuyant sur les données de la banque centrale suisse mentionnées plus haut, le livre constate qu’entre l’automne 2009 et l’automne 2013, le montant des fortunes étrangères gérées en Suisse a augmenté de 14 % !

Le Forum global sur la transparence fiscale cherche à mesurer les progrès réalisés en matière d’échanges d’information à la demande et lors de son bilan présenté le 22 novembre, il indique que 4 pays marqués en rouge sont « non compliant », ne font vraiment pas assez d’efforst, Chypre, les Îles Vierges britanniques, les Seychelles et, surtout, le Luxembourg. Et la Suisse et 13 autres pays n’ont même pas réussi à passer la 1ère phase d’évaluation qui leur permettrait d’être classés ! Cet exercice montre d’ailleurs que le Forum surveille les progrès réalisés ou non par les Etats, il y a bien un mécanisme de vérification mis en place, contrairement à ce qu’affirme le livre. On peut s’interroger sur sa capacité à remettre en cause les comportements, mais il existe bien.

Passer de la diplomatie à l’affrontement

Mais tant que des sanctions ne seront pas imposées, ces centres offshores continueront à offrir leurs services d’opacité, avance l’auteur. Inutile de chercher à négocier avec des dirigeants qui feront tout pour maintenir leur business intact. Il faut passer aux sanctions.

Gabriel Zucman refuse la voie diplomatique. Le G20 a fini par valider politiquement en septembre 2013 la nécessité de passer à l’échange automatique d’informations fiscales, tout comme l’Union européenne lors du conseil européen du 22 mai dernier, tout comme les Etats-Unis avec les établissements financiers privés par l’intermédiaire de la loi Fatca. Toutes ces avancées n’en sont pas pour Gabriel Zucman car elles font l’hypothèse que les paradis fiscaux joueront le jeu et donneront des informations, ce qui ne sera pas le cas. Et ce, d’autant plus, que rien n’est prévu pour vérifier qu’ils le feront bien et qu’aucune sanction n’est explicitement prévue non plus pour ceux qui ne joueront pas le jeu.

L’ouvrage propose donc de passer à une stratégie plus agressive : puisque l’Allemagne, la France et l’Italie représente 35 % des exportations suisses et la Suisse 5 % de leurs débouchés, il faut imposer des droits de douanes aux produits suisses. Compte tenu des recettes fiscales perdues, des tarifs douaniers de 30 % représenteraient une amende proportionnée au préjudice et donc acceptable par l’OMC.

On sait que l’un des moyens qui forcent les paradis fiscaux à reculer, c’est de leur imposer à tous les mêmes contraintes. Si l’on touche à la Suisse sans toucher au Luxembourg et à Singapour ou l’inverse, la résistance est plus grande. Pour faire plonger le Luxembourg, Gabriel Zucman propose une méthode radicale : sortir ce pays parasite de l’Union européenne. Le pays industriel fondateur s’est transformé en une place financière prédatrice. Qui n’a plus sa place dans l’Union.

A l’évidence, soit l’auteur s’est fait plaisir avec ce genre de propositions, soit il y révèle son impatience, mais, dans tous les cas, il ne convainc pas. Aucun signe ne permet de penser que la voie de l’affrontement direct entre Etats se prépare. Si c’est la condition pour avancer dans la lutte contre les paradis fiscaux, ils ont encore de beaux jours devant eux car aucune coalition politique n’est aujourd’hui prête à prendre cette voie.

De plus, l’efficacité demande de mener toutes les batailles de front : si l’argent part de Suisse pour le Luxembourg ou Singapour, cela ne marche pas. Il faut donc à la fois sortir le Luxembourg de l’Union, imposer des droits de douanes à la Suisse et menacer les autres paradis fiscaux qui accueilleraient l’argent de représailles. En même temps.

La voie diplomatique a ses faiblesses, mais, après des décennies d’inexistence, elle avance. Rien n’est réglé. Mais des décisions se prennent enfin. Ne vaut-il pas mieux les rendre plus efficaces que de jeter le bébé avec l’eau du bain ?

Des propositions originales

La toute fin du livre est consacrée à avancer des propositions plus positives. La plus importante consiste à réclamer l’établissement d’un cadastre financier mondial pour savoir qui détient quel titre financier, actions, obligations et produits dérivés. Des registres privés existent déjà pour les deux premiers type d’actifs – les nouvelles réglementations financières mises en oeuvre actuellement devraient permettre d’avancer pour les dérivés – et il est proposé que le FMI les centralise. Les ONG réclament depuis plusieurs années l’établissement de registres publics des trusts, fondations et autres structures juridiques qui permettent de cacher les véritables propriétaires des titres financiers avec l’hypothèse implicite que les autres déclarent leurs possessions et que les fiscs en sont déjà informés. La proposition de Gabriel Zucman s’inscrit dans cette logique de transparence nécessaire.

Dans la continuité des travaux de Thomas Piketty sur les inégalités, l’auteur s’attache surtout à mieux saisir et contrer la fraude des riches, afin de pouvoir mieux taxer le capital et contribuer ainsi à réduire les inégalités mondiales. Il ne consacre que quelques petites pages à l’optimisation agressive des multinationales. Contrairement à ce qu’affirme le livre, celles-ci disposent à cet effet de bien plus que deux grandes techniques (les prêts intra groupes et la manipulation des prix de transfert). On peut citer le recours aux produits hybrides et le marché des produits dérivés pour en rester à deux seuls exemples dans un océan juridique de sources d’opacité.

L’auteur ne croit pas au plan d’action BEPS validé par le G20 en septembre 2013 et destiné à boucher les trous de l’optimisation agressive des multinationales. Il craint que les Etats n’engagent de grosses dépenses pour arriver à cet objectif, bientôt remis en cause par encore plus de dépenses d’optimisation de la part des entreprises pour un résultat nul. Aussi reprend-il la proposition récente des ONG de passer à une taxation unitaire qui consiste à faire la somme mondiale des profits des différentes entités d’une firme et à fixer la répartition de ses profits entre les différents territoires en fonction d’une clé de répartition à définir, chaque territoire étant libre de fixer son taux d’imposition. Le G20 a évoqué cette possibilité mais n’a pas réussi à former de consensus pour avancer sur le sujet. La proposition a pourtant le bon sens de son côté, même si les conditions concrètes de sa mise en œuvre (qui centralise, qui définit les clés de répartition,…) méritent encore d’être travaillées.

Mais ce n’est pas l’objet du livre qui traite très peu de cet aspect du problème. Compte tenu du travail fait pour appréhender la fraude des riches, on ne peut que le regretter et souhaiter que l’auteur décide de se saisir su sujet. De la même façon, il ne s’occupe pas du rôle joué par les centres financiers offshore dans l’instabilité financière internationale. On peut collecter quelques indices tendant à montrer que c’est le cas, mais le travail des économistes seraient utiles pour avancer sur le sujet.

Le livre ne couvre pas donc tous les thèmes touchant aux paradis fiscaux et ses propositions paraissent souvent moins opérationnelles que celles d’ONG qui acceptent plus de se plonger et de se mouvoir dans la complexité et la dure réalité des rapports de force politiques. Mais il faut souligner combien il est stimulant et contribue à mieux cerner le rôle délétère des paradis fiscaux. Le combat contre ces territoires pirates y a gagné un allié de poids dont on attend avec impatience les prochains travaux.

Pour lire la suite dans le texte original, avec les nombreuses références, on va sur le blogue de l’auteur.

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