L’auteur invité est Wojtek Kalinowski, de l’Institut Veblen, un think tank transdisciplinaire basé à Paris, focalisé sur transition sociale et écologique. Ancien délégué général de La République des Idées, puis rédacteur en chef de La Vie des Idées, puis journaliste à Alternatives Economiques. Diplômé de l’Université d’Uppsala en Suède, de Paris-Sorbonne et de l’EHESS.
Sur l’invitation de Pascal Petit, j’ai participé à une demi-journée d’études à la MSH de Paris Nord, consacrée aux communs et à leur rôle dans la transition écologique. Comme toujours en pareil cas, faire coïncider l’intérêt pratique et l’intérêt théorique n’est pas une chose aisée : celui-ci cherche surtout l’originalité du propos et la clarté du concept, celui-là les applications concrètes et les effets sur le monde réel. Il faudrait néanmoins essayer, car nous avons besoin d’études empiriques pour mieux connaître l’impact social des modes de production et de gestion qu’on regroupe aujourd’hui sous l’étiquette « gérer en bien commun ».
Je ne présenterai pas ici le débat sur les communs eux-mêmes ; j’avais fait une courte note sur ce sujet, mais on trouvera sur Internet des papiers bien plus savants, comme celui de Benjamin Coriat par exemple, qui revient notamment sur l’aspect juridique des communs : la gestion des communs autour du faisceau des droits (« bundle of rights »), proposé à la place d’une dualité figée bien privé – bien public.
Simplement, deux remarques préalables.
Premièrement, contrairement à la pensée économique traditionnelle en la matière, il ne s’agit pas ici de catégoriser les biens à partir des caractéristiques prétendument « intrinsèques » des biens eux-mêmes (rivalité, exclusion) : c’est cette tradition-là qui pousse à la privatisation comme une condition « naturelle » de la gestion, ne laissant la place que pour des cas d’exception (monopoles naturels, etc.). Ici, on ouvre au contraire le champ du possible : un même « type de bien » (le foncier, par exemple) peut être régulé très différemment selon les institutions en place.
Deuxièmement, les études du couple Vincent et Elinor Ostrom portaient sur la gestion des ressources naturelles locales, mais l’intérêt des communs ne se limite pas à ce domaine précis. L’ancienne collaboratrice des Ostrom, Charlotte Hess, à établi une cartographie provisoire des « nouveaux » communs ; je reprends ici le tableau récapitulatif, l’intéressé trouvera l’article ici. Ce tableau montre une grande richesse des domaines où le principe des biens communs pourrait s’appliquer (j’ai un problème avec certaines extensions proposées, comme les « communs mondiaux », mais peu importe) :
Anciens et “nouveaux” communs
Dans le contexte du débat sur la transition écologique, la question est cependant plus précise : quel est le lien entre les communs et la transition ?
Même ainsi, cette question peut avoir une multitude de réponses. On pourrait évoquer les études fines du rôle des communs dans la gestion des écosystèmes. On pourrait aussi analyser la privatisation des savoirs comme un coup de frein à la diffusion des savoirs et des technologies susceptibles de réduire notre consommation de ressources. Etc.
Sans nier l’importance de ces approches et d’autres encore, je crois qu’il faut descendre à un niveau plus fondamental, celui des conditions sociales du changement. Les biens communs pourraient renouveler les formes d’organisation sociale, faisant passer la participation citoyenne des simples « consultations » à la co-construction, voire cogestion (les bonnes idées ne vieillissent pas…). Au moins, c’est une voie à explorer dans le contexte actuel.
Pour cela, revenons aux classiques. Herman Daly, dans l’introduction de son classique Steady-State Economy (1977), observait la faiblesse d’une science économique qui peine à reconnaître que certains problèmes d’économie politique ne possèdent aucune solution d’ordre technique ou scientifique, mais bel et bien une solution d’ordre moral. Il appliquait cette idée au développement durable : « Si le paradigme sous-jacent et les valeurs qui le sous-tendent ne changent pas, affirme Daly, aucune habileté technique ni intelligence manipulatrice ne pourra résoudre nos problèmes ; en réalité elles vont encore les aggraver ».
Cette position peut paraître à la fois radicale et de bon sens.
Radicale, car elle sème le doute là où d’autres sèment l’espoir : technologies « vertes », relance de l’emploi par la « croissance verte », voitures à « zéro émission », batteries à l’hydrogène, etc. Daly se garderait bien de dire que tout cela ne sert à rien ; au contraire, il faut poursuivre les recherches dans tous ces domaines. Simplement, cela ne suffira jamais et les problèmes s’aggravent précisément là où nous commençons à croire que cela pourrait suffire. (Il n’est pas difficile de voir pourquoi cela ne suffira pas : les effets rebond, l’obsolescence programmée, etc. ; je n’y reviens pas.)
Le même vaut pour les outils réglementaires, les taxes ou les quotas, à la fois indispensables et insuffisants. S’il suffisait d’avoir des bons outils et des experts intelligents pour produire du changement, cela se saurait. Face aux blocages systémiques à tous les niveaux de la société, les appels incantatoires au « courage politique » ne font que nous dispenser du devoir de penser.
C’est pour cela que la remarque de Daly est marquée du coin du bon sens. Il faut quelque chose de plus pour produire du changement. Une politique de l’égalité évidemment, mais aussi autre chose.
Dans d’autres pays, on cherche ce « quelque chose de plus » à l’aide des sustainable life-style studies, qui s’affirment comme des études transdisciplinaires où l’on mélange les apports de la psychologie, de l’écologie, de la sociologie, de l’urbanisme, de l’économie, etc. Alternativement, on pourrait espérer qu’une sociologie de la transition pourrait faire le lien entre l’organisation sociale de la production et de la consommation d’un côté, l’étude du bien-être de l’autre.
En tout cas, le défi véritable de la transition est clair : une redéfinition sociale de la richesse, des façons pour préserver le bien-être dans le contexte d’une production matérielle revue à la baisse (puisque l’on n’arrive pas à sauver le compromis social « à l’ancienne », par la croissance, et puisque nous n’avons toujours pas découvert le secret d’une croissance « propre »).
C’est là où l’on retrouve les biens communs. Un changement de valeurs ne se décrète pas, mais il peut s’appuyer sur des pratiques. A ma connaissance, personne n’a établi un bilan écologique précis des fablabs, par exemple ; il paraît qu’on y gaspille pas mal de matières premières pour des formes d’expression très personnelles, quasi-artistiques, qui ne servent pas vraiment à la production des biens utilitaires. Mais on peut aussi inverser la question : quelles seraient les quantités de matière et d’énergie gaspillées si les fablabbers passaient leur temps dans les centres commerciaux à la place ?
La même analyse des coûts d’opportunité écologiques pourrait s’appliquer aux adeptes des Amap et à d’autres formes d’activité « alternatives ». On peut faire un bilan écologique stricto sensu, mais on peut aussi y voir l’émergence des modes de vie qui font sens tout en desserrant quelque peu la « cage de fer du consumérisme », pointée comme le nœud du problème par Tim Jackson dans Prospérité sans croissance. En tout cas, c’est une hypothèse qui mériterait d’être explorée par des études empiriques.
A y bien regarder, les pratiques alternatives s’expriment un peu partout, dans des niches qui passent souvent inaperçues. Pour devenir pérennes, elles devront toutefois dépasser le niveau d’expression symbolique comme dans le cas des fablabs actuels. Autre exemple : les Villes en transition c’est très bien mais si c’est pour planter des fleurs autour des platanes qui longent les rues de Paris, comme dans mon quartier, on peut craindre que les énergies humaines s’épuisent rapidement et que les gens passent à autre chose. Pour dépasser le cercle des « alter », des geeks et des bobos, il faut bien trouver une dimension utilitaire à ces pratiques, que ce soit sous forme de réseaux d’entraide, de systèmes d’échange locaux ou d’autre façon.
Pour lire le texte original, avec les nombreuses références, on va sur son blogue.
Discussion
Pas de commentaire pour “A quoi servent les biens communs ?”