L’auteur invité est Olivier Passet, du magazine Alternatives Economiques.
Le Royaume-Uni comme les Etats-Unis font aujourd’hui cavalier seul en termes de croissance, avec des rythmes qui avoisinent 3 % et une dynamique solide de l’emploi. Les deux économies sont passées sous la barre des 6 % de chômage cet été. Principale anomalie au tableau cependant, en dépit de leur taux de chômage relativement faible, elles ne développent aucun des symptômes qui caractérisent le voisinage du plein-emploi. Aucune tension sur les prix ni sur les salaires ne se dessine qui permettrait de donner un nouveau souffle au mouvement de reprise.
C’est du côté américain que le « faux-semblant du plein-emploi » est le plus manifeste. La présidente de la FED, la banque centrale américaine, s’est emparée du problème, « officialisant » le fait que l’économie américaine était très loin encore de mobiliser pleinement la main-d’œuvre disponible. Le hiatus entre la performance du chômage et de l’emploi n’a en effet jamais été aussi criant. Le taux d’emploi se situe 6 points en deçà de ses pics des années 2000, avec un très fort affaissement des emplois de qualification intermédiaire et une très forte dégradation du taux d’emploi des 15-24 ans. Ce dernier a reflué de 15 points depuis 2000. Le cœur d’emploi des 25-54 ans n’en est pas moins touché (en recul de 6 points).
Découragement
Autre chiffre notable : le volume d’heures travaillées par tête a diminué de 3 % avec l’extension du temps partiel pour motif économique. Et, au total, le volume d’heures mobilisé par l’économie américaine, rapporté au nombre des personnes en âge de travailler, s’est effondré de 13 % depuis 2000. Bref, l’ampleur de la dégradation est saisissante et n’a pas d’équivalent dans le monde développé. Et si le taux de chômage en porte peu la marque, c’est que le découragement à l’embauche a augmenté dans des proportions équivalentes.
En définitive, le marché du travail américain n’a plus les vertus inclusives qu’on lui prête. Les interprétations qui sous-tendent cette évolution sont multiples. Une abondante littérature s’est développée aux Etats-Unis, pointant l’impact de la « numérisation des tâches » et du déversement accéléré de l’emploi industriel de qualification intermédiaire sur les métiers de services peu qualifiés.
Les années 1990 et 2000 ont été soit portées par des bulles financières, soit maintenues à flot par des bulles
Mais une seconde grille d’interprétation mérite attention. Elle découle du discours sur la « stagnation séculaire ». Que l’on y adhère ou non, elle a au moins le mérite d’éclairer d’un jour nouveau les ressorts de la croissance américaine au cours des deux dernières décennies : les années 1990 et 2000 ont été soit portées par des bulles financières, soit maintenues à flot par des bulles, frôlant le plein-emploi sans jamais véritablement franchir le seuil de la surchauffe. Larry Summers, figure emblématique de ce courant pessimiste, décrit ainsi une économie qui aurait été en sous-emploi structurel sans le ressort des débordements de la finance. En somme, le plein-emploi américain tiendrait en partie de l’illusion. Une illusion qui aurait atteint son paroxysme avec le « dopage » de la bulle Internet de la fin des années 1990.
Une économie sous anabolisant
Bref, l’économie américaine, sous anabolisant à l’image de ses héros hollywoodiens de l’époque, ne renouera pas avec ce type de performance. Et le plein-emploi, perçu alors comme la manifestation d’un équilibre sur un marché du travail érigé en modèle d’efficience, peut être analysé a posteriori comme le résultat d’un déséquilibre sur les marchés financiers. Il est frappant de constater que le point d’inflexion du taux d’emploi se situe précisément en 2000, moment où le rapport entre le niveau des cours boursiers et les profits se normalise.
Or, cette dimension de la performance de l’emploi demeure occultée dans l’analyse des performances comparées de l’emploi au sein des pays développés. Il fut un temps où les travaux de l’OCDE accordaient un rôle décisif au poids de la fiscalité pesant sur le travail (le coin socialo-fiscal) dans l’explication des écarts de taux d’emploi et considérait que la rigueur de la réglementation creusait l’écart d’emploi entre les insiders (les jeunes en particulier) et les outsiders. Il serait intéressant d’éprouver la résistance de ces résultats lorsque l’on tient compte de l’impact des bulles sur les niveaux d’emploi.
Crise du travail au Royaume-Uni
L’économie britannique offre un tableau plus nuancé sans lever pour autant toutes les suspicions sur l’effet dopant des bulles. Contrairement au cas américain, la décrue du chômage est bien accompagnée d’une remontée du taux d’emploi, qui flirte avec ses plus hauts historiques et culmine 4 points au-dessus du taux américain. Une performance qui recouvre malgré tout une chute de 15 points du taux d’emploi des 15-25 ans depuis 2000. Une performance qui doit aussi beaucoup à la proportion record des temps partiels courts, à l’explosion du statut de l’auto-entrepreneuriat et un développement mal estimé des contrats « zéro heure ». Depuis 2008, l’Office national des statistiques (ONS) estime que deux tiers des emplois créés l’ont été sous le statut d’auto-entrepreneur, avec un revenu médian qui a chuté de 27 % depuis le début de la crise. Une proportion croissante de cols blancs a basculé sous ce statut avec des durées de travail accrues et des rémunérations moindres.
En définitive, pas plus que les autres économies développées, les pays anglo-saxons n’ont trouvé la martingale du plein-emploi. Et lorsqu’ils s’en rapprochent sur certains aspects (notamment le chômage), c’est en commuant la crise de l’emploi en crise du travail.
Pour lire le texte original, avec les hyperliens et graphiques, on va sur le site d’AlterÉco+.
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