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Le samedi 23 avril 2022

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Salaires des patrons : la dérive se poursuit

AlterEcoL’auteur invité est Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives Economiques.

On a assisté ces dernières années à une explosion des revenus des dirigeants d’entreprise. Aboutissant à des niveaux d’inégalités incompatibles avec une quelconque « responsabilité sociale ». Même si les salaires des patrons ont un peu baissé l’an dernier avec la crise, la question est loin d’être réglée.

« Si l’Américain à haut revenu vers 1905 était par essence un baron de l’industrie qui possédait des usines, son homologue cent ans plus tard est un cadre supérieur immensément récompensé de ses efforts par des primes et des stock-options », rappelle Paul Krugman, le prix « Nobel » d’économie 2008, dans L’Amérique que nous voulons. Même si les niveaux atteints en France restent inférieurs à ceux des États-Unis, la même dérive s’observe de ce côté-ci de l’Atlantique. Rien d’étonnant puisqu’à travers la mondialisation, les normes sociales et les modes de rémunération inventés aux Etats-Unis se sont progressivement répandus sur toute la planète. Les entreprises ne pourront évidemment pas se prétendre responsables tant que les rémunérations de leurs dirigeants mettront en cause à ce point la cohésion des sociétés où elles sont actives. La récession a entraîné l’année dernière une petite baisse des rémunérations des patrons, mais on constate toujours des hausses et les niveaux atteints restent d’autant plus choquants que la crise est passée par là. Elle a démontré en effet tous les effets pervers des modes de rémunération qui aboutissent à ces niveaux indécents.

Le jackpot des stock-options

Les États-Unis ont beaucoup de défauts, mais ils présentent au moins un avantage : ils ont une tradition ancienne d’information statistique. C’est ce qui a permis de reconstituer l’évolution des rémunérations des dirigeants des plus grandes entreprises du pays depuis 1936. Les résultats sont spectaculaires. Entre 1936 et 1939, la rémunération moyenne des 150 dirigeants les mieux payés des 50 plus grandes entreprises américaines représentait 82 fois le salaire moyen. Entre 1960 et 1969, ce ratio était tombé à 39. Mais, après l’élection de Ronald Reagan, en 1980, ce ratio est remonté en flèche, pour atteindre 187 durant la décennie 1990 et culminer à 367 au début des années 2000 ! Cette envolée est liée en particulier au développement d’un mécanisme de rémunération qui n’existait quasiment pas avant les années 1950, mais qui concerne aujourd’hui 90 % des patrons américains : les stock-options.

Celles-ci, qui ne représentaient encore que 11 % des rémunérations des 150 plus gros patrons américains dans les années 1960, en pesaient 48 % au début des années 2000. Après un passage à vide consécutif aux affaires WorldCom, Enron, etc., la rémunération des managers américains était repartie vers les sommets jusqu’à ces derniers mois. Ironie de l’histoire : le PDG américain le mieux payé en 2007 était John Thain, à la tête de la banque d’investissement Merril Lynch, avec un revenu annuel de 83 millions de dollars, soit 61 millions d’euros, 3 970 années de Smic français… Cela juste avant que sa banque, emportée par la faillite de Lehman Brothers, ne soit rachetée par Bank of America. Preuve, s’il en est besoin, de la faible corrélation entre le niveau de la rémunération des PDG et la qualité de leur gestion […]

Des managers affranchis

Comment en est-on arrivé à tolérer des revenus aussi extravagants pour les dirigeants d’entreprise ? Au début du XXe siècle, les entreprises étaient dirigées généralement par des patrons propriétaires. Et leurs salariés étaient, pour l’essentiel, des « prolétaires », c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas les moyens d’épargner et étaient contraints de travailler pour survivre au jour le jour. Progressivement, les propriétaires ont confié la gestion de leurs entreprises à des managers salariés, tandis que se développaient des marchés financiers qui attiraient des petits porteurs. L’actionnariat devenait de ce fait de plus en plus éclaté. Parallèlement, suite à la crise de 1929, tous les Etats industrialisés ont développé des systèmes de protection sociale. Ils ont également reconnu aux syndicats un pouvoir de négociation important. Enfin, ils ont institué une fiscalité très progressive sur les revenus et les héritages.

Dans un tel contexte, le capitalisme est devenu managérial : les managers salariés n’avaient plus qu’un lien de dépendance très théorique à l’égard d’actionnaires nombreux et dispersés. Ils privilégiaient donc l’extension de leur empire, garant de celle de leur bureau, plutôt que l’accroissement des profits. Pour ce faire, ils passaient des compromis avec les organisations syndicales et acceptaient de partager avec les salariés les gains de productivité réalisés.

Alliance avec la finance, et tout bascule

Dans les années 1970, ce compromis est partout remis en cause. Du côté des politiques, arrivent au pouvoir, avec Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, des gouvernements qui abaissent brutalement la fiscalité progressive sur les revenus. Parallèlement, ils s’attaquent frontalement aux syndicats. Et favorisent l’internationalisation des firmes en libéralisant les échanges. Le paysage change également profondément du côté des marchés financiers : les actionnaires individuels sont de plus en plus remplacés par des professionnels, les « investisseurs institutionnels ». Ceux-ci collectent l’épargne de salariés qui ont cessé d’être, pour nombre d’entre eux, des prolétaires, notamment pour financer les retraites avec les fameux fonds de pension. Les entreprises, quant à elles, restent dirigées par des managers salariés. Mais dans ce contexte transformé, ceux-ci rompent leur alliance implicite avec les syndicats. Cela d’autant plus facilement que dans des entreprises internationalisées, en réseau, les syndicats sont bien incapables de présenter un front commun. Les managers font alors alliance avec les investisseurs institutionnels, acceptant notamment, via les stock-options, de lier leur sort au cours des actions.

Les couches moyennes salariées, détentrices en dernier ressort des actifs placés en leur nom par les investisseurs institutionnels, n’ont cependant pas été vraiment les gagnantes d’une telle évolution. Côté salaires, elles ont subi la stagnation qui a résulté du nouveau régime de croissance ; côté patrimoine, elles ont souvent été flouées : que ce soit avec l’éclatement de la bulle high-tech en 2001 ou depuis l’été 2007 dans l’onde de choc de la crise financière. En revanche, les managers et les gestionnaires de fonds qui avaient partie liée avec eux s’en sont, eux, très bien sortis jusqu’à présent. A la Société générale, par exemple, qui employait Jérôme Kerviel et qui est aussi la plus « avancée » en France sur la finance de marché, l’ancien PDG Daniel Bouton n’a gagné en 2007 « que » 3,2 millions d’euros, 208 ans de Smic, mais les dix salariés les mieux payés de sa banque ont touché en moyenne 7,1 millions d’euros, 462 ans de Smic ! Le problème provient notamment du fait que leurs modes de rémunération sont le plus souvent asymétriques : ils gagnent beaucoup quand les cours des titres financiers montent, mais ne perdent rien quand ils baissent. Ce qui les pousse à prendre et à faire prendre des risques inconsidérés aux entreprises qu’ils dirigent ou dans lesquelles ils ont placé des fonds. Si bien qu’on en est revenu, à bien des égards, à la situation du début du XXe siècle en termes d’inégalités. […]

On trouve le texte complet de Guillaume Duval (avec les tableaux) sur le site d’Alternatives Economiques

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