L’auteur invité est Michel Rocard, premier ministre de France de 1988 à 1991, sous la présidence de François Mitterrand, et député au Parlement européen, membre du groupe parlementaire du Parti socialiste européen, de 1994 à 2009, interviewé par Dominique Nora, du Nouvel Observateur
Le Nouvel Observateur. – Sommes-nous sortis de la crise ?
Michel Rocard. – Vous plaisantez ! Il va nous falloir encore quelques convulsions pour tirer pleinement les conséquences de ce que nous vivons. Le modèle capitaliste a connu une révolution profonde depuis trente ans. Et c’est cela qui est remis en cause. On ne reviendra pas en arrière. Après la guerre, trois grands stabilisateurs sont mis en place. La Sécurité sociale : un tiers des revenus des ménages (l/5e aux Etats-Unis) passe par les transferts sociaux; dès lors, les crises ne sont plus tragiques, personne ne meurt de faim, Steinbeck n’écrit plus «les Raisins de la colère». Deuxième stabilisateur : l’intervention économique de l’Etat. C’est Keynes. Les gouvernements utilisent leurs pouvoirs monétaires et budgétaires pour corriger des oscillations du système. Enfin, la politique salariale. C’est Henry Ford : «Je paie mes salariés pour qu’ils achètent mes voitures.» La forte distribution de pouvoir d’achat aux ménages soutient leur consommation et alimente leur épargne qui finance l’investissement. […]
N. O. – Les leçons de cette crise n’ont pas été tirées ?
M. Rocard. – Non. Cela impose de penser les choses autrement. Mais il y en a pour vingt ans. Les nouvelles explosions du détonateur financier vont aggraver le désarroi et le niveau de chômage. Et accentuer le déséquilibre social. D’où un coup de fouet à la réflexion intellectuelle. Au bout de trois ou quatre fois, les opinions auront compris.
N. O. – Il faut encore trois ou quatre crises comme ça pour changer de logiciel économique ?
M. Rocard. -Je ne le souhaite pas, mais je le crains. L’analyse de la crise n’est pas faite.
Pour la partie bancaire et financière, on dit : c’est la faute à la perte de l’éthique, à la disparition de la moralité. C’est très reposant. S’il y a retour à la moralité, il n’y a pas besoin de changer les autres règles, tout se passera très bien.
Or c’est faux. Il faut revenir sur les causes du ralentissement de la croissance. Les friedmaniens avaient dit : déréglementation, baisse des impôts, facilités de crédit pour doper la croissance. On a vu où cela a conduit. La vraie analyse supposerait de condamner les thèses de M. Milton Friedman et des treize autres prix Nobel d’économie de la même école. Or dans tous les pays développés, la sélection des conseillers économiques dans les cabinets, des dirigeants de banque, des donneurs d’avis en matière économique s’est faite sur le politiquement correct par rapport à cette doctrine. Il arrive à ce monument nommé «sciences économiques» ce qui se passerait en médecine si l’on découvrait que Louis Pasteur a tout faux. Et cet effondrement intellectuel est un effondrement d’hommes de pouvoir et de réputation. Et ils sont toujours à la tête des hiérarchies. Pas commode.
N. O. – Ce devrait être le rôle de la social- démocratie. Elle a inventé le modèle des Trente Glorieuses. Elle a souffert de son éviction intellectuelle et idéologique avec la montée du néoconservatisme et des friedmaniens. Elle ne bénéficie pas du reflux de ce paradigme, précisément parce qu’elle n’est pas capable d’inventer le monde qui vient.
M. Rocard. – Au milieu de tout ça, la pauvre social-démocratie ! En 1920, quand le camarade Lénine prend le pouvoir en URSS et dit : « Suivez-moi », la social-démocratie répond : « Non, la priorité c’est la liberté. » Elle met vingt ans à en tirer vraiment les conclusions : l’enracinement dans l’économie de marché. Mais en même temps elle a toujours dit : le marché ne s’équilibre pas lui-même; il faut corriger les inégalités. Ce n’est pas de la macro-économie, c’est un diktat politique sur la macro-économie. Deuxième impératif : la régulation. […]
N. O. – L’irruption de la question environnementale au milieu du débat de la croissance est-elle un facteur accélérateur de la mutation ou une difficulté supplémentaire ?
M. Rocard. – C’est une coïncidence historique aggravante. Et un des sous-produits des excès de la croissance non maîtrisés. On aurait dû s’en occuper plus tôt si l’idée de maîtriser et de réguler était restée dans les têtes. En même temps, cela interdit d’espérer sortir de la crise par le retour à l’ancienne croissance. Et cela nous ramène à la question de la social-démocratie. […]
Il y a dix ans, la mode c’était de dire : le modèle à la Scandinave est foutu. Ils l’ont sauvé ?- un petit étage en dessous. Le coeur de leur affaire, c’est l’éthique de la protection sociale et de la limitation des inégalités. C’est leur point d’entrée dans le système économique. Ils l’ont préservé. En puis, c’est une vraie démocratie. Ces pays qui connaissent les taux d’imposition les plus élevés du monde sont ceux où tous les sondages donnent la meilleure relation opinion publique/gouvernants. La social-démocratie, c’est une méthode d’écoute de l’autre. Un enracinement dans la liberté par le marché accompagné d’une forte régulation et sanctifié par une capacité démocratique à faire endosser cela par le peuple. Regardez comment le Danemark sort de la crise ! La social-démocratie, c’est d’abord une méthodologie de l’action politique dans laquelle la limitation des inégalités est l’entrée éthique dans l’organisation sociale. Le marché, mais sous surveillance. Et cela vaut pour l’environnement. La sortie de crise est nécessairement sociale-démocrate.
N. O. – Et le PS français, il est social-démocrate ?
M. Rocard. – Le PS français est l’enfant infirme de l’Internationale socialiste depuis un siècle. Les grands partis sociaux-démocrates ?- Scandinave, allemand, autrichien – ont été immédiatement des organisations de masse parce qu’ils étaient les champions du combat pour la cause ouvrière, mais aussi pour le suffrage universel contre les monarchies absolues de l’époque. Et la démocratie était au coeur de leur doctrine. Quand le parti français est né en 1905, nous sommes déjà en République et avec le suffrage universel. […]
N. O. – Cette vision de la crise du modèle capitaliste vous incite au pessimisme ?
M. Rocard. – Pas du tout. C’est une aventure absolument prodigieuse sur le plan intellectuel, comme nous n’en avons pas connue depuis la Libération. C’est bon de se dire que ce que l’on pensait il y a cinquante ans, ce n’était pas si stupide. D’être à nouveau porteurs. Quand je vois que des types qui ne sont pas des imbéciles – Obama, Sarkozy – puisent dans notre boîte à idées, cela me rassure. Le rapport sur les instruments de mesure de notre économie demandé à Fitoussi, Stiglitz et Sen, ce n’est pas rien, c’est une grande affaire, et c’est un enfant de la crise. Mais nous mettrons deux ou trois décennies pour sortir de cette crise. Et le théâtre des opérations, c’est d’abord le champ de bataille intellectuel.
On trouve la version complète de ce texte sur le site du Nouvel Observateur
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