L’auteur invité est Michael C. Behrent, historien étatsunien spécialisé dans l’histoire de l’Europe contemporaine
La réforme de la santé est passée au Sénat mais, à la déception de la plupart des démocrates, le texte adopté renonce à la création d’une assurance sociale nationale, lui préférant, pour couvrir les quelques 40 millions de non-assurés, une série de subventions et d’extensions de divers programmes déjà existants.
C’est une anecdote que l’on raconte aux étudiants américains lorsqu’on leur apprend la constitution fédérale à l’école. Thomas Jefferson, de retour de son ambassade en France, déjeune avec George Washington, et lui demande pourquoi, lors de la récente convention constitutionnelle, il a accepté la création d’un sénat. Washington répond par une question : « Pourquoi venez-vous de verser votre café dans une soucoupe avant de le boire ? » « Pour le faire refroidir », réplique Jefferson. « De même, explique le premier président, nous versons notre législation dans la soucoupe sénatoriale pour le faire refroidir ».
Les récentes tractations au Sénat autour de la réforme du système de la santé américaine, poussée par le président Obama, pourrait, à certains égards, être considéré comme un exemple classique de cette fonction « refroidissante » du sénat. Bien que les deux chambres de la législature soient toutes deux contrôlés par les démocrates, le projet de réforme adopté début novembre par la Chambre des représentants fut franchement « libéral » (au sens « de gauche » dans le lexique américain). Il envisageait, entre autre, la création d’une assurance maladie offerte directement par le gouvernement–l’« option publique »–financée en partie par des impôts sur les grands revenus.
Le texte qui, après des négociations fort complexes, est sur le point d’être approuvé par la haute chambre, est, lui, nettement plus « frais » : malgré les meilleurs efforts du chef de fil de la majorité démocrate, le sénateur Harry Reid, le projet de loi renonce à l’option publique, lui substituant un jeu de subventions et d’extensions de divers programmes existants pour couvrir les quelques 40 millions de non-assurés.
Mais les sénateurs n’ont-t-ils vraiment fait autre chose que d’apaiser l’ardeur réformatrice de leurs confrères de la basse chambre ? La dynamique qui règne actuellement au Sénat est moins celle de l’apaisement, que ce qu’on appelle au cinéma « Mexican standoff » (« braquage à la mexicaine ») : une situation où chacun se trouve dans une position où il peut descendre l’autre. […]
Actuellement, le « groupe parlementaire » des démocrates consiste de 60 membres : 58 démocrates et deux indépendants ralliés, le centriste Joseph Lieberman, et le très solitaire socialiste Bernie Sanders. Dans une majorité de tout juste 60 sénateurs, chaque sénateur devient extrêmement puissant, puisqu’il peut menacer de retenir sa voix et de tout faire sauter. Il n’est restreint que par le souci de se faire réélire – et, bien sûr, par le fait que tous ses collègues disposent d’exactement la même menace que lui. Dans une situation où l’opposition fait bloc, chaque sénateur issu de la majorité doit tenir compte de deux faits : qu’il puisse opposer son propre véto à l’ensemble du projet, mais que tout avantage qu’il peut ainsi acquérir peut faire l’objet d’un même véto brandi par chacun de ses collègues. D’où le « braquage à la mexicaine ».
Signalons quelques conséquences pratiques de cette situation pour le débat actuel sur la réforme de la santé :
• Le sénateur Joseph Lieberman du Connecticut, indépendant mais rallié au démocrates, est peut-être celui qui a le plus marqué le projet de loi dans sa forme actuelle. Menaçant de retenir sa voix et de rejoindre ainsi un flibustier républicain, il a presqu’à lui seul sabordé ce que l’aile progressiste du parti démocrate considérait comme la clé de voûte de la réforme : le plan d’assurance santé fédérale, l’« option publique ». Rappelons que Lieberman fut autrefois démocrate à part entière (et le candidat à la vice-présidence en 2000), mais, méprisé par la gauche pour le soutien qu’il apporta à la politique extérieure de George Bush, il fut abandonné par son parti lorsqu’il se présenta à la réélection en 2006. Il se fit toutefois réélire, notamment avec des voix républicains : son exclusion de fait de son parti le libéra de tout fidélité partisane. L’échec de l’option publique est en quelque sorte un effet pervers de son bannissement. […]
• Lieberman et Nelson ont su faire chanter l’ensemble de leurs collègues. Mais encore plus impressionnant est le chantage exercé par des sénateurs moins « stratégiques ». De fait, le droit de véto réparti également entre les sénateurs de la majorité fait du projet de réforme (comme il arrive très souvent) un tissu de concessions particulières et de droits quasi-féodaux qu’une loi visant l’intérêt général. Le sénateur Nelson a gagné des fonds fédéraux supplémentaires uniquement pour le Nebraska. Le projet contient une disposition élargissant le Medicare (l’assurance maladie pour les retraités) aux individus exposés aux conséquences d’une « crise de santé publique déclarée le 17 juin 2009 » […].
Les démocrates de gauche ne cachent pas leur colère à l’égard de Lieberman et Nelson, mais seront contraints d’accepter la reforme qui se profile. Le véto implicite brandi par ces sénateurs représente un échec de la stratégie du leader démocrate Harry Reid, qui un moment a cru faire peser la « majorité de la majorité » sur les sénateurs récalcitrants.
En un sens, on peut dire que la supercherie de ces sénateurs est dans la ligne droite de la tradition démocratique américaine : leur décision reflète la volonté des électeurs (plus conservateurs que la moyenne) qu’ils représentent, et le fait que ces électeurs comptent pour eux plus que la loyauté envers leur « groupe parlementaire ». Mais cette démarche a peu fait pour « apaiser » le processus législatif, et, pour beaucoup de démocrates, elle se met en travers de la volonté populaire exprimée par l’élection de Barack Obama en 2008 (même si l’enthousiasme public pour la réforme de la santé s’est dissipé depuis). Quand l’histoire politique des Etats-Unis de la décennie écoulée sera écrit, il se peut fort bien que la dynamique créée par la menace perpétuelle du flibustier – qui, précisons-le encore une fois, n’a aucun fondement dans la constitution américaine – occupe une place importante.
On trouve le texte complet sur le blog d’Alternatives Economiques
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