Les auteurs invités sont Christian Bordeleau, doctorant à l’École de politique publique et d’administration de l’Université Carleton et Benoît Dubreuil, chercheur postdoctoral à l’Université du Québec à Montréal
Tout récemment, le président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ), Gaétan Barrette, a déclaré que les hausses de salaire requises pour ses membres étaient de l’ordre « d’au moins 4 %, voire 5 à 6 % par année » (Le Devoir, 1er février 2010). Déjà en 2006, le ministre de la Santé d’alors, Philippe Couillard, avait été choqué par la gourmandise des représentants des travailleurs les mieux rémunérés par l’État québécois.
« La population québécoise est en droit de s’attendre à ce que ses médecins spécialistes fassent preuve d’un sens des responsabilités plus élevé », avait-il lancé. À cette époque, la fédération demandait rien de moins qu’une augmentation de 138 758 $. Aujourd’hui, les « correctifs » déjà apportés devraient être encore bonifiés «pour éviter les perturbations dans le réseau». À terme, la rémunération des médecins spécialistes devrait atteindre près de 400 000 $.
Le « libre » marché, mais encore?
Le président de la FMSQ explique les revendications salariales par les lois du marché : « Quand l’Ontario donne 4 % par année à ses médecins en temps de récession, ce n’est pas pour faire plaisir aux docteurs, c’est pour suivre le marché, point. ». L’argument est limpide: il faut suivre les augmentations salariales du Canada, sinon les médecins partiront. Mais de quel marché parle-t-on ? Pour qu’un marché soit efficient, dans la vision néoclassique de l’économie, il faut que l’offre et la demande soient libres. Pour le moment, le Collège des médecins et les facultés de médecine contrôlent l’offre.
C’est ce qu’on appelle un monopole. Les Québécois qui souhaitent obtenir une formation en médecine pour prêter main-forte aux communautés qui en ont besoin n’ont tout simplement pas la possibilité de le faire. Cette situation persiste bien que des milliers de personnes souhaitent accéder à la profession médicale, en raison des conditions salariales incomparables qu’elle offre (juste à l’Université de Montréal, 1474 candidats ont été refusés à l’automne 2009).
Évidemment, la rémunération des médecins n’a rien à voir avec les lois «naturelles» du marché. Si les autres professionnels empêchaient de la même façon le reste de la population d’acquérir leurs compétences, ils pourraient également négocier de meilleurs salaires. Nous sommes en présence d’un corporatisme jouissant d’un capital de pouvoir et de prestige lui permettant de défendre la position privilégiée de ses membres.
Le chantage
Le chroniqueur du Devoir Michel David qualifiait, le 2 février dernier, de « maître chanteur » le président de la FMSQ. Il a raison. Ce chantage opère toujours de la même façon: en comparaison, la situation en dehors du Québec semble tellement plus attrayante. Mais l’exode présente-t-il un véritable danger ? Il faut d’abord comprendre que l’exode est extrêmement faible. Le Québec perd en moyenne quelques dizaines de médecins par année sur un total de plus de 18 000.
En 2008, il en a perdu en tout six au profit du reste du Canada.
Ensuite, rien n’indique que la raison des départs soit d’ordre pécuniaire plutôt que culturel. L’Université McGill forme environ 30 % de nos médecins spécialistes. Plusieurs ne viennent pas du Québec, ont peu d’attaches au Québec et n’ont pas envie de pratiquer en français, particulièrement à l’extérieur de Montréal. Ces médecins, qui partent souvent à la fin de leurs études, le font souvent pour retourner dans leur région d’origine, ou pour travailler en milieu anglophone.
Pour les autres médecins, ceux qui ont fait leur formation dans une université francophone et qui sont établis au Québec depuis toujours, l’idée d’aller exercer à l’extérieur du Québec ne se pose souvent même pas. Un médecin établi au Québec gagne déjà sept à huit fois le salaire du contribuable qu’il soigne. Voudra-t-il vraiment vendre sa maison, s’éloigner de ses proches, rompre avec ses habitudes pour aller s’établir avec sa famille dans un milieu anglophone où il ne connaîtra personne? La réalité est que les médecins, en particulier lorsqu’ils ont fait leur formation en français, quittent très rarement le Québec. C’est qu’ils comprennent que l’argent n’est pas tout ce qui compte dans la vie, surtout lorsqu’on appartient déjà au 1 % des Québécois les plus riches.
Les solutions
Si l’on décide de prendre au sérieux la menace de l’exode, il existe des manières relativement simples d’y faire face. Premièrement, il est possible de faire signer un contrat aux futurs médecins les obligeant à travailler dix ans au Québec après leur formation, sans quoi ils devront rembourser le montant de leurs études (disons un demi-million de dollars) au gouvernement du Québec. Les Forces canadiennes utilisent depuis longtemps cette pratique pour les officiers qui ont fréquenté le Collège militaire. La méthode est simple et efficace: « Tu quittes, tu rembourses. » Après tout, Québec subventionne plus que tout autre gouvernement en Amérique du Nord la formation des médecins. Il peut bien exiger une contrepartie.
Si les départs du Québec ne sont pas dus à des raisons salariales mais bien culturelles, comme nous le croyons, la meilleure manière de réduire la capacité de chantage des médecins est cependant de réduire le nombre de places en médecine attribuées par Québec à l’Université McGill, principale source de départs. Ces places pourraient être plutôt allouées à des facultés présentant un meilleur taux de rétention.
De façon encore plus intéressante, elles pourraient être transférées à l’Université du Québec à Trois-Rivières ou à l’Université du Québec à Chicoutimi, où des embryons de facultés de médecine ont déjà été implantés avec succès. On pourrait créer sur la base de ces embryons de véritables facultés spécialisées en médecine familiale. Les étudiants formés dans ces facultés auraient beaucoup plus de chances de se spécialiser en médecine familiale et de s’installer là où les besoins sont les plus criants.
Des stratégies
En bout de ligne, cependant, il faut comprendre que le véritable pouvoir de négociation des médecins ne vient pas du risque d’exode (largement imaginaire), mais des autres moyens de pression que peuvent exercer les médecins (dont la grève). Ce sont d’abord eux qui permettent à leurs représentants de profiter d’une pénurie artificielle pour accroître des privilèges salariaux déjà injustifiables. C’est aussi pour cela qu’il faudra un jour réduire le pouvoir des médecins dans l’économie de la santé. Le véritable enjeu ici est la formation de « super infirmières » qui auront une formation de deuxième cycle universitaire et qui pourront prendre en charge une grande partie du travail des omnipraticiens pour le tiers du coût. Cela est déjà survenu dans plusieurs provinces et surviendra nécessairement au Québec.
Une autre stratégie consisterait à ouvrir plus largement les portes des facultés de médecine, de manière à former beaucoup plus de médecins. Le contrôle des qualifications se ferait à la fin de la formation, comme c’est déjà le cas actuellement. À terme, l’ouverture de la formation ferait nécessairement baisser les salaires, jusqu’à ce que soit atteint un meilleur équilibre, comme c’est le cas dans les autres professions. Si la baisse des salaires devait mener à une augmentation de l’exode, il suffirait d’exiger de ceux qui partent qu’ils remboursent les coûts de leur formation.
Une dernière solution, d’une tout autre nature, serait d’accorder aux médecins l’augmentation salariale qu’ils réclament, mais d’en profiter pour ajouter un nouveau palier d’imposition pour les salaires de plus de 200 000 $. Le nouveau seuil pourrait s’élever, par exemple, à 35 % (au lieu du plafond actuel de 24 % pour les revenus de plus de 76 770 $) et permettrait d’aller chercher d’une main les sommes qu’on nous force à consentir de l’autre.
Avec un revenu moyen de près de 300 000 $ par année, la masse salariale des 18 000 médecins québécois représente un poids presque aussi lourd sur le Trésor public que celle des quelque 80 000 fonctionnaires provinciaux. Il s’agit donc d’un enjeu de taille pour les finances publiques. Nous sommes persuadés que plusieurs médecins sont conscients du caractère extraordinaire des conditions salariales dont ils jouissent et sont mal à l’aise avec les revendications de leurs représentants. Nous espérons qu’ils sauront les inciter à la modération et ne pas profiter d’une pénurie artificiellement entretenue par les facultés de médecine et le Collège des médecins.
Ce texte a paru dans Le Devoir du 6 février 2010
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