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Le samedi 23 avril 2022

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L’euro prendra-t-il la place du dollar ?

L’auteur invité est Jeffrey A. Frankel, professeur d’économie internationale à la Kennedy School of Government (Harvard)

Quelle sera la principale monnaie mondiale dans dix ans ? Cela pourrait bien être l’euro. Contrairement aux spéculations des années 1990, le yen et le mark n’ont jamais eu la moindre chance de contester la suprématie du dollar dans les échanges internationaux. Leurs pays d’origine étaient plus petits que les États-Unis et de leurs marchés financiers moins bien développés et liquides que la place de New-York. L’euro est en revanche un challenger crédible : la zone euro est à peu près aussi grande que les États-Unis et l’euro s’est révélé une meilleure valeur de réserve que le dollar.

Bien sûr, le classement des monnaies internationales n’évolue que très lentement. Alors que l’économie américaine avait dépassé celle du Royaume-Uni dès 1872 pour la taille, 1915 pour ce qui concerne les exportations et 1917 comme créditeur net, ce n’est qu’en 1945 que le dollar a pris la place de la livre comme principale monnaie d’échanges internationale. Il faut donc prendre en compte des décalages. En 2005, lorsqu’avec mon collègue Menzie Chinn nous avons exploité les données historiques sur les réserves de change des banques centrales afin d’en estimer les principaux déterminants, même nos scénarios pessimistes ne voyaient pas l’euro supplanter le dollar avant 2022. Nous n’aurions pas pu affirmer, alors, que le dollar serait détrôné dans dix ans.

Mais le dollar a continué de perdre du terrain. En 2008, nous avons mis à jour nos calculs, en prenant en compte un fait capital : que Londres usurpe la place de Francfort en tant que capitale financière de l’euro, bien que le Royaume-Uni reste en dehors de l’Union économique et monétaire. Nous considérons aujourd’hui que le point de bascule pourrait survenir dans moins de dix ans : l’euro pourrait même dépasser le dollar dès 2015.

Nous avons réalisé plusieurs simulations. Dans l’une d’elles, que l’on peut considérer comme crédible, le Royaume-Uni ne rejoint pas l’euro, mais 20% des transactions de la City, en volume, sont réalisées en euros, et les monnaies se déprécient au rythme qui était le leur dans les 20 ans qui ont précédé 2007. Dans ces conditions, l’euro dépasse le dollar en 2015.

On pourrait se demander pourquoi ce serait un problème. Certaines des raisons sont économiques : les États-Unis perdraient le « privilège exorbitant » d’être en mesure de financer facilement leurs déficits, ce qui ne serait pas sans incidence sur l’économie mondiale. Mais ce basculement peut aussi avoir des implications géopolitiques.

Dans le passé, les déficits des Etats-Unis ont été gérables parce que leurs alliés se sont montrés disposés à payer un prix financier pour soutenir le leadership mondial américain : ils ont vu, à juste titre, que c’était là leur intérêt. Dans les années 1960 par exemple, l’Allemagne était disposée à compenser le coût des bases américaines implantées sur son territoire afin de permettre aux États-Unis d’éviter d’afficher une balance des paiements déficitaire. L’armée américaine a longtemps fait stationner des troupes au Japon, où cela ne lui revenait pas cher, plutôt que sur le territoire américain. À maintes reprises la Banque du Japon, parmi d’autres banques centrales, s’est montrée disposée à acheter des dollars pour empêcher la devise américaine de se déprécier : ce fut le cas à la fin des années 1960, au début des années 1970, à la fin des années 1980. En 1991, l’Arabie saoudite, le Koweït, et un certain nombre d’autres pays étaient prêts à payer le coût financier de la guerre contre l’Irak, essuyant ainsi brièvement le déficit courant des États-Unis.

Malheureusement, depuis 2001, précisément pendant la période qui voyait la réapparition des déficits jumeaux américains (balance commerciale et déficits publics), l’Amérique a perdu la sympathie populaire et le soutien politique d’une grande partie du reste du monde. La puissance hégémonique a vu s’éroder rapidement sa prétention à la légitimité. En contraste frappant avec les sondages du tout début du siècle, à la fin du deuxième mandat de George W. Bush les États-Unis souffraient d’une image négative dans la plupart des pays du monde. Si la popularité d’Obama a contribué à inverser la tendance, l’Amérique (et ses déficits) reste vue comme le lieu d’où est venue la crise. La prochaine fois que les États-Unis demanderont à d’autres banques centrales de renflouer le dollar, seront-elles aussi disposées à le faire que l’Europe l’était dans les années 1960, ou le Japon à la fin des années 1980 après l’accord du Louvre ? Je crains que non.

Le déclin du statut de la livre sterling au cours de la première moitié du vingtième siècle faisait partie d’une tendance plus vaste par laquelle le Royaume-Uni a perdu sa prééminence économique, ses colonies, sa puissance militaire et d’autres signes extérieurs de son hégémonie internationale. Aujourd’hui, alors qu’on se demande si les Etats-Unis ne seraient pas lancé dans une vision impériale hors de leur portée, prenant la suite de l’Empire britannique dans la voie périlleuse du creusement des déficits budgétaires et de trop ambitieuses aventures militaires dans le monde musulman, il peut être salutaire de se rappeler le sort de la livre sterling. La Crise de Suez, en 1956, est fréquemment désignée comme le moment historique particulier à l’occasion duquel sous la pression américaine la Grande-Bretagne fut forcée d’abandonner ses dernières ambitions impériales. Il ne faut pas oublier l’importance qu’eut alors une panique sur la livre sterling, et la décision du président Eisenhower de ne pas aider la devise en difficulté par le biais du FMI si la Grande-Bretagne ne retirait pas ses troupes d’Égypte.

Tiré du site Internet telos

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