L’auteur invité est Pierre Pestieau, professeur d’économie à l’Université de Liège, Belgique
La question des inégalités intergénérationnelles est une question importante et complexe. La complexité est conceptuelle – qu’entend-on par «inégalités intergénérationnelles»?-, et méthodologique – comment les mesurer? -. L’importance dépend naturellement de la présence d’éventuelles inégalités intergénérationnelles et de la manière dont elles sont perçues par le corps social. Dans ce court article, je montrerai que la double complexité conceptuelle et méthodologique de cette question ne permet pas de toujours bien en appréhender les implications et peut entraîner de la part des pouvoirs publics et des individus des réponses inadéquates.
Concept
Il est relativement aisé de comprendre ce qu’on entend par inégalités intergénérationnelles. Elles apparaissent dans la comparaison des revenus réels des membres d’une génération donnée. Ces revenus sont définis sur le cycle de vie de chacun; ils incluent les revenus du travail et du capital, les transferts en espèces ou en nature reçus de la famille et de l’État; on en soustrait les prélèvements divers et on les corrige pour tenir compte d’éventuelles charges de famille, voire même de problèmes de santé
Cette définition du revenu réel est assez intuitive. Elle peut servir de base à des comparaisons interindividuelles, à des calculs d’inégalité et à des décompositions de ces inégalités. En général, la part familiale et la part marchande sont corrélées. La part publique joue un certain rôle redistributif et atténue les inégalités.
Le concept est relativement simple mais n’est guère utilisable politiquement. Dans la vie courante, on a tendance à comparer les situations telles qu’on les observe: le fait que tel individu est aujourd’hui pauvre mais ne le sera bientôt plus le jour où il aura la carrière qu’il espère ou le legs sur lequel il compte ne joue pas. Pour l’observateur et l’électeur, cet individu est pauvre.
Pour définir les inégalités intergénérationnelles, on ne peut éviter de faire des hypothèses simplificatrices. En particulier, on fait abstraction des différences intragénérationnelles; on oppose des générations caractérisées par des dates suffisamment distantes. Cela permet de comparer le revenu moyen de la génération née dans les années 50 au revenu moyen de la génération née dans les années 80. Comme on l’a vu, ce revenu inclut trois composantes: transferts nets de la famille, revenus du marché, transferts nets publics. Comme ces revenus et ces transferts s’étalent sur le cycle de vie, ils doivent être dûment actualisés. On aboutit ainsi à certains montants représentant en Euros constants les revenus de la génération des années 50 et ceux de la génération des années 80. De la comparaison de ces montants, on peut conclure à l’existence d’éventuelles disparités.
Dans le revenu individuel qui fait l’objet de la comparaison, on tient compte de l’intervention de trois institutions et de caractéristiques individuelles pertinentes pour mesurer le pouvoir d’achat. Les trois institutions sont le marché qui assure les revenus du travail et du capital, la famille qui génère des transferts et crée des charges, et l’État qui impose des prélèvements et fournit des prestations de tous ordres.
Mais comment les interpréter? Dans un monde de croissance où l’on s’attend à gagner plus que ses parents, l’égalité intergénérationnelle n’est pas purement mathématique. Avoir le même revenu que nos parents est ressenti comme une perte de bien-être. En outre, dans un monde d’altruisme, un revenu plus élevé pour la génération de ses enfants n’a pour les parents rien d’inégalitaire.
La source des différences intergénérationnelles peut être liée à des évolutions macroéconomiques ou historiques: guerre, dépression, boom boursier, émergence de l’État- providence, endettement public, longévité croissante, baisse des naissances. C’est ainsi que l’on parle de génération de la guerre, de la crise, des trente glorieuses. Il y a des phénomènes de compensation assez clairs. Les retraites par répartition et l’assurance maladie ont été offertes sans contrepartie à la génération ayant subi la crise des années 30 et la guerre 39-45. On s’attend à ce que le boom boursier conduise de nombreux parents à laisser à leurs enfants des legs importants qui ne seraient qu’une juste compensation pour un marché de l’emploi ingrat. L’amélioration de l’état de santé et l’accroissement de la longévité ont des conséquences évidentes sur les finances publiques mais permettent aux grands-parents d’assurer la garde de leurs petits-enfants.
Méthodologie
[…] Peut-on évaluer ce bilan? Peut-on, par exemple, dire que la génération des années 50 est favorisée par rapport à celle des années 80? On aura deviné que pour répondre à cette question, on doit d’abord faire des hypothèses sur le futur. En effet, la vie n’est pas terminée pour ces deux générations. Si l’on veut éviter ce problème, il ne faut traiter que des générations ayant quitté la scène, mais ce n’est guère intéressant, sauf pour les historiens.
Depuis plusieurs années, dans de nombreux pays, on a vu émerger des comptabilités générationnelles. Ces comptabilités portent exclusivement sur le rôle des pouvoirs publics. Il s’agit de calculer ce qu’une génération reçoit et verse de la naissance à la mort. Pour des raisons méthodologiques, la comparaison porte sur le bilan de la génération présente, plus précisément celle des nouveau-nés, et sur celui des générations futures. L’hypothèse fondamentale est que le système fiscal, la protection sociale et les dépenses publiques continueront de s’appliquer tout au long de la vie de ces nouveau-nés même si cela implique un gonflement de la dette publique. En revanche, les générations futures sont soumises à l’exigence du remboursement progressif de toute dette publique. […]
Il n’existe pas d’équivalent de la comptabilité générationnelle pour la famille et pour le marché. Pour plusieurs raisons. D’abord, le besoin est moins prégnant. La comptabilité générationnelle a été développée initialement aux États-Unis par des économistes qui étaient préoccupés par ce qu’ils considéraient comme un endettement insoutenable de l’État américain, endettement que la dette publique ne reflétait que partiellement. Ce type de considération ne concerne pas le marché et la famille. Ensuite, il est relativement plus aisé de calculer ce que paient comme taxes et autres prélèvements, en moyenne, les membres d’une génération, et ce qu’ils reçoivent comme prestations. Ce sont des données publiques facilement identifiables.
On connaît mal les transferts intrafamiliaux. Les transferts financiers ne sont connus qu’imparfaitement, notamment pour des raisons fiscales. Les transferts en nature ou en services ne peuvent être appréhendés que par des enquêtes continues et imprécises. Le marché obéit à une logique propre. Il y a bien des périodes fastes pour les placements boursiers ou immobiliers, pour le marché du travail, mais il n’est pas facile de mesurer correctement ce qu’en tire une génération particulière. On peut cependant affirmer que la croissance a pour conséquence que les générations les plus jeunes sont celles qui en moyenne reçoivent le plus du marché.
L’hétérogénéité sociale
Il semble donc admis qu’en moyenne les générations jeunes disposent de plus de ressources que leurs aînés. La croissance économique, l’enrichissement des ménages font plus que compenser le poids que fait peser l’État sur les générations futures. Mais cette conclusion n’est guère utile. Dans le monde réel, les disparités interpersonnelles sont énormes et particulièrement dans les relations entre générations. Les disparités intergénérationnelles apparaissent nettement dès lors que l’on met l’accent sur des points de vue particuliers. Voici quelques exemples de disparités. […]
On pourrait continuer ainsi en parlant des générations de la guerre, des générations futures qui hériteront d’un environnement dégradé, des générations originaires de régions frappées par la crise de l’acier, du charbon, du textile. Ce sont là autant d’éclairages de différences intergénérationnelles qui, pris individuellement, disent peu sur le problème dans son ensemble. Pour parler d’inégalités intergénérationnelles, il faut envisager l’ensemble du cycle de vie des générations que l’on veut comparer.
Au niveau microéconomique, la question pertinente pour un individu est de se demander ce qui lui serait advenu s’il avait pu appartenir à une autre génération tout en gardant ses caractéristiques de base: aptitude professionnelle, classe sociale, taille de la famille,… En d’autres termes, la question que chacun peut se poser est de savoir s’il aurait préféré appartenir à la génération suivante. Si la réponse est nettement affirmative ou négative, on peut parler d’inégalité générationnelle pour une personne particulière. Encore faut-il s’assurer que cette réponse est robuste et non pas inspirée par un problème passager. A supposer que cet exercice puisse être mené, on peut alors songer à agréger les réponses pour conclure à une inégalité macroéconomique.
Quelle politique intergénérationnelle ?
On l’a déjà noté, les inégalités intergénérationnelles concernent en priorité l’État. Le marché et plus généralement l’Histoire jouent un rôle essentiel. Mais la société est impuissante face aux crises et aux guerres. La famille peut éventuellement réparer certaines inégalités. Les aides, les dons, les legs sont autant de moyens dont elle dispose pour aider une génération pénalisée par du chômage, une crise financière, un conflit armé ou une catastrophe naturelle. Mais cette intervention a une portée limitée. Tout le monde ne dispose pas d’une famille suffisamment fortunée pour effectuer ces transferts ascendants ou descendants compensatoires. Avoir les moyens ne suffit d’ailleurs pas; il faut aussi qu’il y ait une volonté altruiste de procéder à ces arbitrages.
L’État a la capacité de gommer certaines inégalités intergénérationnelles. De tout temps, la dette publique a été une façon de faire peser le poids des guerres sur les générations futures. Mais c’est sans doute là une exception plus qu’une règle. Les études de comptabilité générationnelle, l’analyse du fonctionnement des systèmes de retraite par répartition et du financement des dépenses publiques par l’endettement donnent à penser que la règle généralement adoptée n’est pas celle de la solidarité intergénérationnelle mais celle d’un report des charges sur les générations à venir, quelle que soit leur fortune. […]
On peut lire le texte complet dans le dossier Inégalités et solidarités intergénérationnelles – L’Observatoire n°29/2000
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