L’auteur invité est Nadine Richez-Battesti, Maître de conférence à l’Université de la Méditerranée et LEST-cnrs et membre du comité de rédaction de la Recma
On ne peut que saluer la capacité des acteurs de l’Economie sociale et solidaire (ESS) à ouvrir le débat sur l’entreprise sociale tout en regrettant qu’il reste confiné dans l’entre soi de l’ESS, et n’irrigue pas l’ensemble des acteurs économiques, sociaux et politiques, dans un contexte de crise profonde du capitalisme. Entre la célébration de l‘entreprise sociale et sa dénonciation, la voie semble étroite. Pourtant l’aspiration à concilier efficacité économique et justice sociale est un phénomène ancien. L’entreprise sociale constitue moins une nouveauté en soi, qu’une déclinaison renouvelée de cette articulation.
Entrepreneuriat social et entreprise sociale : vers un capitalisme social ?
Les deux termes suscitent en engouement croissant dont il faut resituer l’origine. Le regain d’intérêt pour l’entrepreneuriat émerge à la fin des années 70 dans un contexte de crise du fordisme, de la grande entreprise, et de remise en question de l’Etat-Providence. Il met l’accent sur l’individu en action, plus que sur le système dans lequel il agit, faisant de l’entrepreneur un chevalier des temps modernes. L’entrepreneur social reste plus marginal : il est celui qui développe une activité économique orientée vers une finalité sociale, en bref une entreprise sociale.
Il faut attendre la fin des années 80, pour que se développe aux Etats-Unis, l’entreprise sociale au sens d’une entreprise à finalité sociale. Depuis, en Europe, de nouveaux vocables apparaissent signalant l’engagement de l’entreprise dans la société : entreprise citoyenne, entreprise éthique, Responsabilité sociale des entreprises (RSE) ou entreprise sociale.
Cette dynamique prend racine dans la remise en question de l’intervention de l’Etat et s’accompagne de l’extension de la marchandisation d’une série de biens et services, du développement des partenariats public-privé pour confier la réalisation de missions d’intérêt général à des entreprises privées lucratives, et de la prédominance d’une conception performative de l’efficacité productive des entreprises. On est ici au cœur du renouvellement du capitalisme, dont les fondements restent l’extension des marchés et la propriété privée des moyens de production. L’entreprise est ainsi en mesure de produire des biens et services sociaux en lieu et place de l’Etat.
Puisqu’il constitue un attribut séduisant du renouvellement du capitalisme, on comprend que le terme entreprise sociale s’universalise. D’un côté, il revendique la capacité à combiner efficacité économique (la forme entrepreneuriale) et justice sociale (produite par l’innovation sociale) dans le cadre d’une finalité sociale. De l’autre, il permet d’envisager de nouvelles réponses à des besoins qui n’ont pu être satisfaits jusque là.
L’universalité du terme masque pourtant des conceptions polarisées.
D’un côté le modèle américain est centré sur le social business. Il concerne des entreprises lucratives à finalité sociale, généralement orientées vers l’accès au marché pour les plus pauvres dans le cadre d’un « nouveau capitalisme » (cf. M. Yunus). La variante développée dans des pays émergents en Asie est épaulée notamment par des entreprises multinationales d’origine française (Danone et Veolia). Danone qui en son temps avait déjà cultivé un modèle social original, renoue ainsi avec sa culture d’innovation sociale.
D’un autre côté, le modèle européen de l’entreprise sociale est encastré dans l’ESS. J. Defourny et M. Nyssens (réseau EMES) le caractérisent par 8 critères économiques et sociaux : une activité continue de production, un degré élevé d’autonomie par rapport aux pouvoirs publics, une prise de risque sur le marché, des emplois rémunérés, un objectif de service à la communauté, une initiative émergeant de citoyens, un pouvoir de décision non basé sur la détention du capital et enfin une limitation de la distribution des bénéfices. Ils privilégient l’engagement marchand, la gouvernance participative et l’initiative citoyenne collective. Mais, ils éludent la question des droits de propriété (collectifs et impartageables dans le cadre de la règle une personne-une voix) et le principe de double qualité, alors qu’ils conditionnent le modèle économique et social de l’ESS et constituent le cœur d’une critique radicale du capitalisme. On constate donc que la définition européenne de l’entreprise sociale recoupe l’essentiel de la définition de l’ESS, mais exclut ce qui constitue la base d’une alternative possible au capitalisme. On retrouve de façon modernisée, les termes du débat historique qui a opposé au XIXeme siècle l’approche philanthropique à une approche radicale de transformation de la société.
Certains préfèrent une vision réformiste, dans le cadre d’une contribution au développement d’un capitalisme à visage humain. D’autres au contraire font état des contradictions qui traversent le modèle et questionnent de façon déterminante les droits de propriété et l’exercice du pouvoir.
Le débat entreprise sociale-ESS permet donc de réaffirmer les fondamentaux de l’ESS, et à travers eux la prédominance d’un projet de société démocratique et a-capitaliste. Mais ce débat est en partie brouillé par le fait que sous la bannière de l’entreprise sociale en France, on retrouve aussi certains de ceux qui se reconnaissent dans ce projet…
Un développement de l’entreprise sociale par trois canaux
Le développement de l’entreprise sociale en France a emprunté principalement trois canaux. Celui des grandes écoles, à travers la diffusion du modèle de la Harvard Business School à des grandes écoles telles que l’ESSEC et HEC. Celui des fondations, telles Ashoka ou Schwab, qui promeuvent l’entrepreneuriat social et qui diffusent des modèles d’efficacité et des outils de gestion empruntés à la grande entreprise américaine. Enfin, l’Agence de Valorisation des Initiatives Socio Economiques (AVISE) favorisant les innovations et les nouveaux statuts constitue un espace de soutien et de promotion de l’entreprise sociale. Ces canaux ont en commun une politique de mobilisation de jeunes, le soutien à l’innovation et des stratégies de communication, de marketing et de montages d’événementiels éprouvées. On pense par exemple à la concomitance de l’enquête AVISE/CSA sur l’entrepreneuriat social, à l’invitation de M. Yunus et F Riboud lors du salon des entrepreneurs au mois de février, au lancement du Mouv’es, le mouvement des entrepreneurs sociaux. Ils ont ainsi réussi à faire de l’entrepreneuriat social et de l’entreprise sociale, les synonymes de modernité, d’innovation et d’efficacité susceptibles de mobiliser de futurs entrepreneurs vers un « entrepreneuriat de cause ou d’engagement »
De l’éloge de l’entrepreneur social à la construction de l’économie plurielle
Le débat en France sur l’entreprise sociale arrive dans un contexte particulier pour l’ESS, marqué par des forces et des faiblesses entremélées :
- Une reconnaissance récente de l’ESS dans les régions tandis que la présence institutionnelle nationale s’affaiblit avec la disparition de la DIIESES et l’insuffisante visibilité de l’ESS ;
- Une définition du périmètre de l’ESS et de son poids en termes d’emplois et d’établissements rendus possibles par les travaux récents de l’INSEE et le développement des observatoires de l’ESS. Au moment où l’ESS se compte pour pouvoir compter, l’émergence d’autres terminologies, comme l’entreprise sociale, risque de brouiller les cartes ;
- Une persistance de la tension entre les valeurs et les pratiques en dépit de stratégies de reconquête de la participation,
- Et plus largement une difficulté de l’ESS à « faire voice » et à valoriser l’originalité et l’efficacité de son modèle dans un contexte de crise majeure du capitalisme.
L’engouement et la médiatisation de l’entreprise sociale en France constituent une formidable opportunité de souligner les risques de faire de l’entreprise privée lucrative et de la concurrence l’unique réponse aux aspirations sociales et le vecteur dominant de construction de l’intérêt général. Ils permettent de réaffirmer l’enjeu d’une économie plurielle qui combine modèles entrepreneuriaux et intervention de l’Etat, entreprises actionnariales et organisations collectives, marché, redistribution et réciprocité. Car c’est de la diversité que naissent la construction de l’intérêt général durable, de l’émancipation, et la permanence du projet démocratique.
On peut lire le texte sur le site de la Revue internationale de l’économie sociale
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